Épisode Deuxième - Magnet

Situation à la fin de l'épisode précédent: Josh est étendu sur le dos, dans la pelouse du parc du MIT, en pleine nuit. Il a été projeté on ne sait pas trop comment.

- T'aurais pu m'dire que t'étais un bizu…!

Mon agresseur s'accroupit à mes côtés et me regarde avec un grand sourire. Et moi je reste bouche bée, figé dans une expression de surprise totale.

Bon, vous l'aurez deviné (ou pas d'ailleurs), je connaissais le fameux "agresseur". Enfin connaître est un bien grand verbe, si on tient compte du fait qu'on ne s'est vus qu'une seule et brève fois. Si vous n'aviez pas une petite idée jusque-là, vraiment, je ne peux pas vous donner plus d'indices. Enfin si, je pourrais, mais ça en deviendrait pathétique. Bref, cette personne penchée sur moi n'est autre que le jeune homme rencontré au parc, plus tôt dans la journée. Mais si, vous savez, celui qui est apparu mystérieusement de nulle part, qui ne s'est même pas présenté et qui s'est fichu de moi parce que j'étais appuyé sur une poubelle ? Blouson de cuir noir sur débardeur blanc ? Ça ne vous dit vraiment rien ?! C'était juste après que je… enfin… vous vous souvenez, là, non ? Toujours est-il qu'il se tient là, ayant mis genou à terre juste à côté de moi, son immense sourire accroché au visage exactement comme la première fois que je l'ai rencontré. Moi j'ai plutôt mal aux côtes. Normal avec le vol plané que j'ai effectué. Je suis surpris de ne pas avoir de sang dans la bouche. D'un geste sûr, il m'agrippe par le bras et m'aide à me relever.

- Comment me suis-je retrouvé là ? je m'interroge à voix haute, mes yeux allant de mon point de décollage à mon point d'atterrissage, pour ne pas dire point de chute.

- Pour le parc t'y es venu tout seul comme un grand, mais si tu parles de ta position genre crêpe, ben…

Il perd un instant son formidable aplomb, il danse d'un pied sur l'autre, balance sa tête de gauche à droite et regarde aux alentours en se grattant le sommet du crâne. Cette attitude le quitte avant qu'il ait fini la deuxième partie de sa phrase.

- Ben, c'est un p'tit peu ma faute, en fait, mais t'inquiète, vieux, y avait zéro chance que tu t'fasses mal !

Mon squelette est d'un autre avis, mais à y regarder de plus près, tout semble encore à sa place et fonctionne comme il se doit. Aux vues du soleil que j'ai décrit, c'est un miracle. Quant à l'utilisation du mot "chance" en lieu et place du mot "risque", eh bien, je mets ça sur le compte de l'aura de casse-cou qui se dégage de ce type. D'ailleurs, je suis plus intrigué par le fait que ce soit sa faute. Avait-il pratiqué une expérience quelconque qui ait pu me balancer dans les airs de la sorte ? Et qu'avait-il entendu par "bizu" ? J'essuie mes vêtements d'un geste ample.

- Au fait, j'm'appelle Dwight.

- Josh.

Je hoche de la tête. Enfin, je connais l'identité de celui qui m'a apporté en l'espace d'une seule journée les évènements les plus inattendus et dangereux de toute ma vie.

- Rhâ, mais j'sais très bien qui t'es, y a plus d'lézard.

Il balance sa main vers moi, comme si c'était évident qu'il sache qui j'étais. Et tout aussi évident que je sache qu'il sache qui j'étais. (Je sais, même moi j'ai du mal à me suivre.)

- Pardon ?

- Ben oui, vieux, les nouvelles vont vite. Enfin, p't-ê'te pas aussi vite que moi, mais elles vont vite.

Il y a une pointe de fierté dans sa voix quand il dit ça. Où veut-il en venir ? Et il a cette intonation, celle qu'on a quand on parle de quelque chose d'énorme, dont on est certain que notre interlocuteur à connaissance, lui aussi. Pour le moment l'interlocuteur (c'est-à-dire moi) ne comprend rien du tout et est complètement crevé. À croire qu'un bond de dix mètres en arrière était ce qu'il me manquait pour trouver le sommeil.

- Ouais, c'est ça, c'est trop cool… Er… Je vais sans doute rentrer maintenant.

Je finis par me dire que Dwight est un peu cinglé, même si je dois avouer qu'il ne m'a en fin de compte pas fait aussi mauvaise impression qu'on pourrait le croire. Il a un bon fond.

- Yo mec, tu t'carapates déjà ? T'étais pas dehors pour le taf ? Oh puis drop it, Jo', laisse tomber, tout l'monde à b'soin d'dormir, pas vrai ? See Ya !

Il me fait exactement le même départ que la dernière fois, un clin d'œil avant de disparaître en trottinant. Je me demande s'il est comme ça avec tout le monde, à raconter des choses sans queue ni tête, mais ma pensée est trop fatiguée pour aller plus loin dans ce raisonnement.

- Ouais, "bye".

Je hausse les sourcils sur ce dernier mot et secoue la tête. Il est déjà parti et est décidément totalement frappé. Et puis c'est quoi ce surnom ? Jo' ? Il n'y a pas de diminutif pour Josh. Déjà que tout le monde croit que je m'appelle Joshua parce que Josh est soi-disant une abréviation. Mais non, je me nomme réellement Josh, vous voulez voir mes papiers ? Peut-être une autre fois, là je vais entrer en hibernation (rien que ça), si vous permettez…

 

 

J'ai dormi comme une pierre. Je n'irai pas jusqu'à appeler ça un sommeil réparateur, mais c'était toujours mieux qu'une nuit blanche. En ouvrant les yeux, je me demande si je n'ai pas rêvé tout ça. Je me retourne et m'aperçois que Zarah est bel et bien partie. J'ai envie de m'étouffer dans mon oreiller. Je n'ai aucun cours de prévu aujourd'hui, et si tout ce qui s'est passé est réellement survenu, alors un e-mail de mes parents m'attend : le fameux calendrier des visites. Et oui, Monsieur et Madame Rykerson sont d'une rapidité fulgurante, le travail d'équipe les connaît. J'émets un grognement sonore de mécontentement à l'égard des rayons du soleil qui, filtrant à travers les stores, m'ont tiré des bras de Morphée.

Je n'ai même pas le temps de focaliser mes idées sur Dwight et mes récentes péripéties que des bruits de placards retentissent. Ne suis-je pas censé être tout seul ? Je me lève d'un bond et me dirige vers la cuisine, seule et unique pièce comportant des placards. Mais je vole de surprises en surprises ! C'est Zarah qui est en train de retourner la pièce, visiblement à la recherche de quelque chose de bien précis… qu'elle ne trouve pas, bien entendu. Il faudrait que je pense à récupérer le double des clés…

- Hey…

C'était une salutation. J'esquisse un vague signe de la main. Elle sursaute en m'entendant. Elle ne s'attendait probablement pas à me trouver. Sur le coup, elle n'est pas maligne, puisqu'on est ici chez moi.

-Je peux t'aider, peut-être ?

Un sourire s'accroche malgré moi sur mon visage. Elle me lance un regard noir, ce que je ne l'ai jamais vue faire de toute mon existence. Elle a toujours eu un caractère affirmé mais jamais belliqueux.

- J'en doute. C'est sans doute toi qui l'as planqué…

Elle traverse la pièce et j'esquive en souplesse un coup d'épaule furibond qu'elle tente de me lancer en passant. Elle murmure des choses entre ses dents que je ne distingue pas.

- Oh les mecs tous les mêmes ! Non mais il croit quoi ? Que je vais revenir ? Il peut se brosser, j'en ai ma claque moi…

- Planqué quoi ?

C'est absurde mais la situation m'amuse. Je m'adosse au mur, nonchalant, un sourire en coin sur les lèvres. Je me rends compte qu'elle m'a manqué, quand même.

- Mon service à thé.

Elle ne se retourne même pas pour me dire ça. Tout ce remue-ménage pour un service à thé ? Je ne risque pas de l'avoir caché, je n'aime pas le thé. Non, erreur, j'ai horreur de ça. L'idée de ne pas lui dire où il se trouve (puisque je sais très bien où il est) me frôle l'esprit, mais je ne suis pas d'humeur à jouer les tortionnaires.

- Il est dans le placard latéral, celui auquel tu ne penses jamais.

D'un mouvement de tête, je lui indique la direction à prendre. Ce n'est qu'à la fin d'une période de vie commune qu'on se rend compte à quel point on connaît toutes les manies et habitudes de l'autre.

- C'est tout toi de l'avoir mis là !

Quelle gamine… Je lève les yeux au ciel.

- C'est toi qui l'as mis là, Zarah.

Je secoue la tête.

- Tu voulais le mettre à l'abri, je ne sais pas de quoi, mais ce sont les mots que tu as utilisés…

Je croise les bras. Difficile de conserver tout son aplomb lorsqu'on est en pyjama.

Elle n'a plus rien à rétorquer. Elle marque un temps d'arrêt, ruminant probablement quelque malédiction à mon intention, puis se précipite vers la "cachette". Elle évite de croiser mon regard en partant, bien que, futée, elle comprenne que ma main à plat signifie qu'elle doit y déposer les clés. Elle s'exécute en soupirant et une fois de plus, et sans nul doute la dernière, la porte se referme sur le bruit de ses talons. Je ne suis pas un garçon agaçant qui court après les gens, supplie et se débat contre le sort. Ce serait bien trop tragique. Zarah a voulu partir, même si elle va me manquer et me manque déjà, c'est son choix, je le respecte. On peut prendre ça comme une faiblesse mais relativiser les choses n'est ni un défaut ni une qualité. Personnellement, j'estime plutôt que ça me simplifie la vie.

 

 

De nouveau seul chez moi, je me douche et m'habille. Un jour sans cours, je peux m'abstenir de la chemise et de la cravate. Je les adore mais rien ne vaut un bon vieux T-shirt blanc sur des jeans. Et puis soudain, encore un bruit. Quoique "boucan d'enfer" soit un groupe nominal plus approprié pour décrire le vacarme pas possible qui émane de mon salon. À savoir que dans mon salon, il y a des bibliothèques du sol au plafond, partout où il n'y a ni porte ni fenêtre. Et, rien qu'à l'oreille, je peux dire qu'elles viennent TOUTES de s'effondrer et de vider leur contenu à terre. Au même moment. Ce genre de catastrophe est statistiquement impossible. Dans le couloir, devant la porte close, je n'ose pas, pendant une minute, entrer pour constater l'ampleur du désastre. Je me rends très vite compte que même si j'osais, je ne pourrais pas car la porte est bloquée par une montagne d'ouvrages divers et variés. Je ferme les yeux et inspire un grand coup. Keep calm, stay cool, self control.

Et tout à coup, tadaaaaaaa ! Je n'ai plus besoin de la porte puisqu'elle vient de disparaître. Un simple boum et je n'ai plus de porte. Je n'ai plus le choix, je vois l'état de mon salon. Délabré. Ça, je m'y attendais. Mais après un instant de blocage devant le massacre, je commence à me demander comment ma porte a bien pu purement et simplement s'envoler. À force de froncer les sourcils je vais attraper une crampe au front.

- Problème réglé, fait une voix dans mon dos.

- HA !!!

Je hurle et fait un bond d'approximativement un mètre au-dessus du sol. J'ai failli faire une crise cardiaque mais me retourne et découvre… Dwight. Oui, Dwight, dans mon corridor, qui se frotte les mains l'une contre l'autre, comme pour en enlever de la poussière.

- Mais… qu'est-ce que tu fais là ?

Le timbre de ma voix est peut-être plus colérique que je ne le suis en réalité.

- Qui ça ? Moi ?

Il me regarde, l'air de penser qu'il n'y aucune raison pour que je sois surpris de sa présence.

- Mais non, voyons, tu ne vois pas qu'il y a Jean Paul II, juste là ?

Je vire dans les sarcasmes, ça devient dangereux.

- Hein ?

Et il s'est retourné…

- Mais oui, toi… dis-je en me frappant la tête du plat de la main.Qui d'autre ?

- Ben, j'pouvais pas trop r'tourner dans l'salon vu l'état dans l'quel il est…

Il fait la grimace en jetant un coup d'œil à l'amas informe de livres et d'encyclopédies.

- Retourner ?

Je regarde tour à tour le salon puis lui. Lui puis le salon.

- C'est toi qui as fait ça ?

Je dois avoir l'air drôlement furieux pour qu'il ouvre la bouche sans répondre du tac au tac.

- Bah… ouais… Ouais mais c'était un accident ! J'te jure ! J'vais tout r'mettre comme avant !

Comment un type tout seul peut-il faire autant de dégâts ? Et en si peu de temps ?

- Premièrement : comment… es-tu… entré… chez moi ?

J'essaye de conserver mon calme en hachant ma phrase, mais je dois bien admettre que ce n'est pas tellement efficace.

- Hé ! T'es un marrant, toi, j'ai pas raison ?

Ma question le fait marrer ! C'est la meilleure…

- Alors tu n'as pas l'intention de me répondre ?

Là en revanche, il ne rigole plus. Il fronce les sourcils. Au moins je ne suis plus le seul…

- Sérieux ? T'sais vraiment pas comment j'ai fait ?

J'estime la question rhétorique, mais il attend apparemment une réponse.

- Non, vraiment pas, non.

Vous savez, j'adore les livres, mais ma fureur actuelle est plus due à la simple présence de Mister Cataclysme.

- Ow ! Too bad

Il secoue la tête, le regard dans le vague, et s'affale sur le mur comme s'il avait besoin de soutien. Ma réponse semble vraiment lui poser un problème. Et moi je reste coi, haussant les épaules et me retournant vers plusieurs heures de rangements en perspective. Misère de misère…

- Y t'es arrivé quoi, avant qu'tu m'voies hier ? Pas l'soir, le matin.

Je me retourne de nouveau vers lui. Il me fixe d'un air on ne peut plus sérieux.

- Et puis quoi encore ? Tu veux mon pedigree aussi ? Si tu veux tout savoir c'était une journée trop nase : ma copine m'a quitté sans raison, j'ai eu un contrôle non planifié, et j'ai rendu la totalité de mon petit-déjeuner dans un poubelle. En l'espace d'une matinée ! C'est juste après ce dernier fait que tu as débarqué. Ça te va, comme résumé ? Tu veux la suite, peut-être ?

Je suis toujours énervé, ce qui ne me ressemble pas. Trop de choses, en un trop court laps de temps.

- Pfff ! J'aurais dû voir qu't'avais béjer…

Très contrarié de ne pas avoir noté ce détail particulièrement élégant, il donne un grand coup de poing dans le mur… et secoue ensuite vigoureusement sa main en l'air, avec une grimace de douleur. Les murs et les poings ne sont pas faits pour se rencontrer aussi violemment, garçon.

- De toutes manières, quel est le rapport avec ton côté dévastateur ?

À chaque fois qu'il s'est trouvé dans les parages, il est survenu un désastre.

- Ouais bon ben j'suis maladroit, okay, c'est bon, on me l'dit d'puis qu'j'suis gosse.

C'est son tour d'être fâché. Ma colère à moi retombe d'un coup. Il n'a aucune raison de se mettre dans cet état…

- Si j'avais vu que tu rendais tes tripes ben j'aurais pigé qu'j'étais ton Tuteur un p'tit peu plus tôt qu'maintenant.

Il lutte contre l'envie de frapper une nouvelle fois le mur mais sa douleur aux phalanges est encore trop récente.

- Alors soit tu es réellement bon à enfermer, soit j'ai raté un épisode et pas des moindres.

J'aurais bien voulu ne pas écarter la thèse du cauchemar très réaliste, mais jamais je n'aurais pu aller jusqu'à imaginer tout ça.

- J'suis prêt à parier qu'après qu'j'me sois cassé, t'es tombé dans les pommes…

Ses propos passent d'absurdes à effrayants. Comment a-t-il pu deviner ça ? Je n'ai pas besoin de répondre pour qu'il sache que c'est effectivement ce qui s'est passé.

- Mais qui es-tu ?

Jamais je n'aurais cru poser cette question un jour.

- La vraie question, c'est qui t'es, toi.

Son sourire commence à revenir, peu à peu. Je lève des yeux légèrement paniqués vers lui. Je perds totalement le contrôle de la situation.

- T'es un Magnet, vieux.

Il hoche la tête. Et moi, je réplique ce qu'on aurait pu penser de plus stupide, ou presque :

- Comme sur un réfrigérateur ?

Il pose sur moi des yeux atterrés.

- Nan, comme le chanteur…

Il éclate de rire et s'approche pour me filer une grande claque sur l'épaule.

- Mec, t'es trop un biquet !

Silence de ma part. Je comprends de moins en moins alors que je serais plus d'avis qu'il est en train de m'expliquer. Je m'adosse au mur et glisse à terre, lentement. Il vient s'asseoir à côté de moi.

- Cherche pas, ça m'enchante autant qu'toi d'être ton instit'.

S'il voulait détendre l'atmosphère, c'est raté.

- Dwight.

Je tourne la tête vers lui.

- Je ne comprends pas un mot de ce que tu me racontes.

Et lui il rit. Encore.

- C'est pas grave, Jo'. T'es mon prems élève, alors pas étonnant que j'sois minable. Mais j'vais finir par trouver par où commencer, t'fais pas d'bile pour que dalle.

Après ça il garde le silence. Il lève les yeux au plafond.

Je prends ma tête entre mes mains. Ce type est totalement et définitivement hors sujet. C'est comme si on avait fait un montage vidéo avec ma vie pour l'ajouter. Il ne colle pas avec le reste du décor, il est en marge de ce qui l'entoure. Et pourquoi je reste assis là comme un abruti à l'écouter débiter des âneries ? Malgré tout, il m'inspire de la sympathie. C'est agaçant de s'attacher à quelqu'un avec lequel on préférerait ne rien avoir à faire. Et finalement, on reste deux longues heures comme ça, assis par terre, adossés au mur de mon salon, juste à côté de la porte qui s'ouvre sur une mer infinie de bouquins éparpillés. Deux heures avant que Dwight, qui n'a pas quitté le plafond des yeux, prenne à nouveau la parole.

- Bon er… un Magnet (dis pas un aimant parce que ça fait grave pitié) c'est un Humain, mec ou fille, qui attire les trucs chelous.

Il torture sa lèvre inférieure, visiblement en proie à une réflexion intense.

- Les "trucs chelous" ?

- Faut prendre en ligne de compte qu'y a pas qu'la science, vieux. Les Hommes sont une race complexe de par leur possibilité de choisir et aussi de par le fait qu'ils sont uniquement régis par leurs croyances.

Dans sa bouche, ça sonne étrange, une phrase aussi bien formulée. Je choisis de ne pas l'interrompre. Ses propos me filent un frisson, pas la chair de poule mais pas loin. D'autant que je ne suis pas certain de tout bien comprendre.

- Y s'trouve que les lois de c't'univers ne se limitent pas à c'qu'on t'apprend en cours, tu m'suis ? On enseigne le réel, mais moi j'te cause d'irréel. Chaque machin inventé, dont on parle dans les bouquins ou dans les films et même dans les comics, vieux, tout ça c'est enfermé quelque part.

Il accompagne ses dires de gestes. Et étonnamment, ça sonne juste. Ce qu'il me dit, d'un côté, je pressens que c'est vrai. Même si je ne sais encore pas tout.

- Où ?

La question sort de moi sans que je m'en aperçoive vraiment. J'ai l'impression d'avoir cinq ans à nouveau, cet âge où on pose tout le temps des questions, sans réfléchir, parfois sans écouter. Je n'ai pas réfléchi mais j'écoute.

- Dans le s'cond univers. Tous les trucs qu'on explique pas, c'est là-bas. Le fil de toutes les pensées, l'imagination du monde entier, c'est là-bas. C'est comme une sauvegarde géante de tout c'qui n'est pas réel au sens propre.

J'hésite fortement entre continuer à l'écouter et appeler l'hôpital psychiatrique. Je lui laisse une chance.

- Si je te suis, je suis un aimant à choses irréelles ?

J'oublie qu'il m'avait déconseillé d'utiliser le terme aimant.

- En gros c'est ça. Sauf qu'y faut pas qu'tu t'attendes à voir débarquer Superman ou Buffy, okay ? Eux ce sont les héros d'base, les officiels, leur histoire est immuable et i's traversent jamais. Nan, dans notre univers, le premier, y a que des dérivés.

En fin de compte, il maîtrise bien son sujet. Il le maîtrise de la façon dont on maîtrise sa propre histoire, de la façon dont on maîtrise la vérité. S'il ment, il est très fort. Excellent même. J'ai l'impression d'avoir compris, même si je sens qu'il ne m'a pas tout dit. Pendant un instant, je me dis quand même que jusqu'ici, il n'a rien fait pour me prouver la véracité de ses dires. Pendant un instant, avant qu'il ajoute ça :

- Comme moi.

- Qu'est-ce que tu veux dire ?

J'appréhende la réponse.

- Tu m'as d'mandé comment j'étais entré…

Il tourne à son tour la tête vers moi.

- … j'me suis téléporté. J'suis un dérivé de Jumper.

- Hein ?

Je vais finir par bannir ce mot de mon vocabulaire.

- Ouais. Et si t'as vomi hier matin c'est parce que t'assistais à ton tout premier "phénomène". Joyeux Baptême, pas vrai ?

Il se fait marrer tout seul et me lance un coup de coude. Il est du genre violent, affectueusement parlant.

- Et c'est aussi parce que j'suis le premier truc irréel que t'as vu que c'est moi qui dois tout t'expliquer…

Il hausse les sourcils. Ce point a l'air de moins le ravir.

- Ah…

Je ne sais pas pourquoi, mais je n'ai plus besoin d'une démonstration de sa capacité pour le croire. Tout ce qu'il a dit se tient, et j'ai le sentiment d'avoir toujours su tout ça. Cependant, un détail me turlupine.

- Mais pourquoi moi ?

- J'm'y attendais à celle-ci. Ben, ton espèce a été mise en place y a un bail par j'sais pas trop qui ou quoi, mais en fait chaque être humain à la vie parfaite devient un Magnet. Et ça s'passe toujours aux alentours du vingtième anniversaire, sans date précise, j'sais pas pourquoi.

- À la vie parfaite ? Qu'est-ce que ça signifie ?

Je n'estime pas que ma vie soit particulièrement proche de la perfection.

- T'as pas r'marqué ? Tes parents sont blindés, hyper heureux ensembles, t'es fils unique, t'es un p'tit génie, tu t'attires jamais d'ennuis, t'as ni ennemis ni amis, et cætera, et cætera. J'pourrais continuer comme ça longtemps. Ton existence a toujours été exemplaire. Et j'sais qu'c'est grave la honte pour moi d'dire un truc comme ça mais t'es beau gosse aussi. Nan, sérieux, t'es le Magnet par excellence.

Il hoche la tête, comme cherchant, sans la trouver, la faille dans l'équation.

- Il paraît qu'ce s'rait pour que t'aies aucune autre préoccupation qu'tes p'tits protégés.

- Mes protégés ?

- À quoi ça sert d'nous attirer à ton avis ? Un Humain est une valeur sûre, le truc qui marque la trêve, l'espèce qui peut choisir entre Bien, Mal, et Neutralité.

Jusqu'ici, j'ai toujours pensé qu'il n'y avait que Bien et Mal, mais Dwight ne semble pas désireux d'élaborer sur le troisième parti.

- T'es au courant qu'on est là alors tu dois soit nous prévenir de notre particularité si on est pas déjà in the know et sinon nous aider. Ça peut aller de la conservation d'anonymat à la mission à deux balles en passant par tout un tas d'autres trucs.

Il bâille. Je frappe ma tête en arrière, contre le mur. Je ne sais pas trop quoi dire.

- Et comment tu as démoli mon salon ?

Et comment tu m'as balancé dans les airs hier soir ?

- Ow ça ?! Ben j'te l'ai dit, t'l'a bien r'marqué, j'suis plutôt… maladroit.

Ça ne fait jamais plaisir d'admettre ses défauts. Mais lui a l'air d'en avoir plus marre que d'être blessé dans son orgueil.

- Pour le parc, déso, j'ai pas fait gaffe, l'onde de choc est partie tout seule. Et pour le salon, ben j'étais jamais v'nu donc j'ai eu trop du mal à viser et l'impact a été plus large que prévu. Et pour la porte, ben j'me suis dit que pour passer t'aurais besoin d'l'ouvrir mais comme elle était coincée bah j'l'ai emmenée ailleurs. J'te la ramènerai quand l'passage s'ra dégagé, parole.

- Et pourquoi t'être rendu ici ? Tu m'as dit ne pas savoir que tu étais mon… Enfin bref, tu as compris où je voulais ne venir.

- On est complètement paumés au beau milieu de six milliards d'Humains. Ça n'a rien d'facile, alors quand on r'père un Magnet, on a tendance à l'coller un peu. C'est nice parce qu'on a plus à s'cacher, on peut parler tu vois, comme là.

Il se lève et s'étire. On est resté longtemps dans la même position. Du geste je lui demande de m'aider à me relever à mon tour, ce qu'il fait aussi brusquement que dans les jardins. Je me garde bien de le lui préciser.

- Dernière question : Zarah ?

Ça, j'aurais dû y penser plus tôt.

- Quoi, Zarah ?

Il ne sait même pas qui c'est.

- Ma petite amie, pourquoi m'a-t-elle quitté ?

Ben oui, c'est pas ce que j'appelle la perfection, ça…

- Ow… Nan mais ça, y va falloir qu'tu t'fasses à l'idée qu'elle est partie parce que t'es devenu un Magnet. C'est un instinct d'protection typiquement humain. Dans sa tête elle s'est trouvée une raison bidon mais c'est ton magnétisme qui, aussi bien qu'il nous attire, repousse les humains. Pas trop mais juste assez pour qu'i's empiètent pas sur ton d'voir et tout l'tralala. T'fais pas d'mourron, son départ n'avait rien d'personnel.

Cette idée n'a pas l'air de le choquer.

- Mais… ce n'est pas juste !

Moi en revanche, ça m'indigne.

- Drop It vieux, laisse tomber dès maintenant, tant qu'tes pas encore trop désespéré ou enflammé, tant qu'tes encore à peu près froid ici et là.

Il pointe mon cœur et ma tête.

- Mais… Enfin, c'est…

Je soupire. Il a raison, je le sais. Il est tellement infantile et en même temps il y a tellement de profondeur dans certaines de ses paroles.

- Aller, amène-toi, on va manger un truc, parce que là j'crève la faim.

Il m'attrape le bras et pouf, je n'ai même pas le temps de me crisper qu'on est… ailleurs. J'ignore où mais plus dans mon appartement.

- Little Italy, précise Dwight.J'adore les pizzas, vieux, faudra t'y faire.

Il hausse les épaules et son fameux sourire revient hanter son visage juste avant qu'il ne me tourne le dos et ne se faufile dans les rues étroites de Little Italy qui, je le précise, se situe à New York. J'éclate d'un rire irrépressible. La voilà mon ultime preuve. Je viens de me faire téléporter à des kilomètres de chez moi, en moins d'une seconde. Je secoue la tête et pars à sa suite dans le dédale de ruelles, histoire de ne pas le perdre de vue. À l'entendre, je ne me débarrasserais pas si facilement de lui et on allait devoir rester en contact un sacré bon bout de temps.

Curieusement, une seule phrase me reste en tête, une phrase que Dwight m'a soufflée. Drop It Like It's Cold. C'est exactement ce que je vais faire, laisser tomber toutes mes questions tant que j'ai encore les idées claires. Pour la première fois depuis ma naissance, je me rends compte qu'il y a du nouveau dans ma vie. Je souris.


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