Épisode Troisième - Milkshake

En me brossant les dents ce matin, je me pose une de ses questions qu'on se pose tous. Je sais bien que j'étais supposé laisser tomber mes sempiternelles interrogations, mais ne me dites pas que tout un chacun n'a pas de ces questions qu'on qualifie pompeusement d'existentielles et qui nous taraudent stupidement durant un certain laps de temps, jusqu'à ce que soit on laisse tomber, soit on y réponde. Je me demande donc pourquoi dans toutes les histoires (bon d'accord, peut-être pas dans toutes mais dans une grande partie) il y a le héros, celui qui a tout ce qu'il faut mais ne sait pas s'y prendre, et l'autre, l'initiateur, celui qui n'a rien mais saurait comment exploiter ses atouts s'il en avait. En fait non, je ne me demande pas vraiment pourquoi il y a toujours cette distribution des rôles, car elle est parfaitement logique. En réalité, je n'arrive pas à comprendre à quel moment l'équilibre a été bousculé pour que le maître se retrouve à peu près aussi âgé que l'élève. Il n'y a qu'à voir Yoda et Luke pour savoir que 900 années d'écart ou presque, ce n'est pas de trop pour être un bon professeur. Or, dans mon cas, mon instituteur se révèle avoir tout juste 10 mois de plus que moi. Preuve : je suis du premier Novembre et Môssieur m'a dit être né (je cite) "vers fin Décembre de l'année d'avant". Pour beaucoup, ça veut dire qu'on a un an de différence, mais moi je ne vois que les deux mois par an durant lesquels on aura le même âge. J'ai du mal à le considérer comme mon aîné et surtout à avaler qu'il puisse m'inculquer quoi que ce soit. Et je n'ai qu'à observer la part de pizza abandonnée sur le bord du lavabo pour savoir qu'il n'a pas la sagesse qu'on acquiert lorsqu'on a un millénaire derrière soi. Je termine mon instant obligatoire d'hygiène dentaire et soupire.

- DWIGHT !

Je crie pour me faire entendre mais reste stoïque. Je sais qu'il est là, quelque part, dans l'appartement. Ça fait un mois maintenant qu'il ne me quitte plus d'une semelle. Disons que c'est mon nouveau colocataire. Un colocataire très affectueux et doté d'un humour certain, mais également puéril et affligé d'une maladresse cataclysmique. Il s'en est jusqu'à lors tenu à mon salon, mais je ne serais pas surpris si d'une minute à l'autre l'ensemble des meubles de ma cuisine étaient détruits.

- Yep ?

Il surgit dans l'embrasure de la porte, son usuel sourire aux lèvres. Je l'assassine du regard avec un geste éloquent en direction de la part de pizza. Ses yeux s'arrondissent un bref instant avant qu'il ne fasse la grimace.

- Er…

Je ferme les yeux. Je me suis habitué à sa passion pour les pizzas (pour être clair, c'est son unique source d'alimentation solide) mais en revanche, je croyais avoir été suffisamment précis sur le fait qu'il devait tout laisser voire remettre en ordre derrière lui. Je ne suis pas maniaque, loin de là, mais lui, c'est un danger pour la santé publique. Et je pensais qu'avoir dû rétablir ma bibliothèque à son état d'origine avait suffi à le convaincre qu'il était suffisamment bordélique comme ça. Mais non, naïf que je suis… Il est pire qu'un enfant en bas âge !

- Dwight, je vais te tuer. Oui, absolument, je vais t'étouffer avec cette part de pizza. Je vais la mettre sur ta face de Jumper catastrophique jusqu'à ce que tu cesses de respirer.

Je ne me savais pas aussi doué pour les menaces. Et lui, pour changer, il éclate de rire.

- Tu ne me crois pas, je me trompe ?

- Nan, j'te crois pas, nan…

Il secoue la tête, toujours hilare, et regarde sa montre à son poignet.

- Mais t'inquiète, vieux, c'est cool parce que c'est l'heure! T'vas pouvoir t'entraîner à n'pas réussir à m'attraper…!

Sa fierté d'être un Jumper n'a pas d'égal. Il brandit sa montre sous mon nez et la retire sans même que j'aie le temps d'accommoder.

Après un haussement des sourcils, il disparaît. Bien sûr, en marchant, vu que je lui ai formellement interdit de jumper à l'intérieur. Ça au moins il le respecte, même si ça ne l'empêche en rien de faire des dégâts divers et variés. Il a le don de m'exaspérer plus que n'importe qui d'autre sur terre. Je serre la mâchoire, ouvre la poubelle du pied et y pousse la part avec dégoût. Je sors de la salle de bain et finis de m'habiller en enfilant un T-shirt avant de le rejoindre à la porte.

- Où va-t-on cette fois ?

Je le dévisage, toujours un peu en rogne. Et il a toujours ce sourire. Je ne serais guère étonné si, tel celui du chat du Cheshire, son sourire restait un moment imprimé dans l'air après qu'il se soit volatilisé.

- Pas d'chang'ment, Jo', pas d'chang'ment.

J'ai le temps de lever les yeux au ciel avant qu'il ne me chope par l'épaule et qu'on ne disparaisse dans un bruit d'explosion étouffé.

 

 

Une fois n'est pas coutume, j'ai oublié de fermer les yeux et reste aveuglé une bonne minute par le soleil qui règne sur cette plage de sable fin. Cette maudite plage déserte sur laquelle Dwight s'entête à m'emmener tous les jours où je n'ai pas cours, pour un entraînement physique et des mises à jour de mes connaissances en matière d'irréel. C'est ennuyeux au possible et je déteste ça, mais je me suis rapidement rendu compte qu'il n'y avait aucun moyen de lui échapper et qu'en dehors du fait qu'il jumpe, il court bien plus vite que moi, sans compter qu'il me dépasse d'une tête. Mes paupières papillonnent avant que je puisse enfin y voir clair.

- Mais pourquoi toujours ici…?

Je hausse les épaules, geste de désarroi. Il a par ailleurs catégoriquement refusé de me dire où nous nous trouvions, ne serait-ce que le continent, quoiqu'à la taille du soleil, je pense qu'on ne doit pas être très éloignés de l'équateur.

- T'aimes pas l'sable, ma jolie ?

Il se marre.

- Plus sérieusement, ne m'dis pas qu't'as pas d'viné…

Il donne un coup de pied dans le sable, en envoyant valser dans la légère brise marine ambiante, tout en évitant soigneusement de croiser mon regard. Je réfléchis un instant à son geste, cherchant s'il a un lien quelconque avec ma question. Que ce soit oui ou non, ça m'aiguille sur la bonne voie.

- Ah ! Je vois ! Le sable ne se casse pas…

Je lève un index savant. Pour toute réponse il dodeline de la tête en signe d'acquiescement, toujours aussi embarrassé par sa maladresse d'albatros.

- Tu sais, si tu cherches quelque chose d'insécable, trouve une mer d'atomes, ce sera plus sûr. Je doute que tes capacités n'aillent pas jusqu'à briser les grains de sables…

Incapable de conserver mon sérieux en disant ça j'éclate de rire. Heureusement, j'ai suffisamment de réflexes pour éviter la tape derrière la tête qu'il me balance avec autant de douceur qu'un mufle en rut.

- Ben t'vois, j'sers à que'que chose, en fin d'compte !

Difficile à admettre mais vrai, je n'aurais pas pu éviter l'assaut sans son apprentissage intensif. Réfléchissons, trois jours par semaine pendant quatre semaines, combien cela fait-il de jours? Tic, tac, tic, tac… 12 jours, 12 journées entières passées avec cet énergumène, à faire des exercices les plus saugrenus les uns que les autres, tout droit sortis de son esprit dérangé.

- C'est certain, mais je ne saisis pourtant toujours pas le rapport avec ma… nature.

J'ai encore du mal à m'y faire. Surtout que je ne m'y suis pas encore véritablement trouvé confronté. J'ai beau me le répéter avant de m'endormir, rien n'y fait, en me réveillant, tous les matins, je suis surpris de trouver Dwight dans le canapé. En revanche, une fois que tout m'est revenu en mémoire, ça ne me fait plus ni chaud ni froid de me déplacer par téléportation ou de parler des Magnets en usant de la première personne du pluriel.

- Faut qu'tu sois prêt pour quand tu s'ras magnétique au taquet.

Il lâche ça comme ça. Je commence à croire qu'il ne m'aura jamais tout dit, qu'il y aura toujours quelque chose que je ne saurai pas. C'est frustrant quand on a obtenu près de 100% à ses partiels du MIT.

- Et c'est censé vouloir dire quoi, ça ?

Je fronce les sourcils. Tient, ça faisait longtemps. Au moins je n'ai pas dit "hein ?", ce qui que me connaissant, risque d'arriver sous peu.

- Qu'au moment où tu pourras faire trembler les avions quand tu s'ras en colère, ben tu d'vras être au point sur tout.

Il penche la tête sur le côté, et l'espace d'un instant je vois mon père, toujours à sous-entendre quelque chose par ce geste. Dans le cas présent ce serait "Tadaaa ! Surprise !". J'ai horreur des surprises de ce genre.

- Explique-toi.

Mon ton est péremptoire. Je ressemble tellement à ma mère, c'est atroce. Mais ça je ne peux, par chance, pas le savoir.

- Ben t'es pas d'venu magnétique tout d'un coup, imagine, t'aurais eu tout un tas d'machins chelous qui t'seraient tombés d'ssus sans prévenir. Nan, t'as droit à une période pour t'acclimater et tout, de longueur variable.

Il semblait content de sa révélation. Mais quand est-ce qu'elle se termine, cette période ? Parce que je suppose que lorsqu'elle s'achèvera, ce sera la débandade des forces chaotiques dans ma vie… Comme s'il avait lu dans mes pensées (ce sur quoi je suis formel : ce n'est pas dans ses cordes) il enchaîne :

- Grâce à ça t'peux contrôler ton magnétisme aux objets métalliques et puis t'préparer pour la bagarre éventuelle !

Il prend une position de boxeur pour dire ça. Quand je vous dis que c'est un enfant, il faut me croire ! Enfin bon, me préparer à me battre, même si je ne visualise pas vraiment, je peux aisément le comprendre mais… le métal ?

- Attends une seconde, s'il te plaît… je suis magnétique au métal ?!

Ça n'était pas dans le contrat ! Cette pensée est ridicule car je n'ai rien signé du tout, rien demandé même, je suis comme ça et c'est tout. Mais j'y pense pour le principe de l'outrage, l'essence de l'indignation.

- Ouep, effet s'condaire trooooooop marrant.

Il hoche la tête, visiblement tout excité par cette idée. Comme si être à un endroit et par un simple effort de volonté se retrouver à un autre n'était pas suffisamment extraordinaire.

- Mais je croyais que j'étais humain !

- Pour faire simple, un Magnet est plus humain qu'un Humain, et c'est eux qui sont moins humains qu'toi en étant pas aimantés, capito ?

Il a l'air las de devoir toujours tout m'expliquer. Il ne sourit plus. C'est son job, au fond, mais au bout d'un mois de cohabitation, je suis en mesure d'affirmer qu'il a auparavant toujours été absolument libre de chacun de ses mouvements et que les responsabilités ne sont pas sa tasse de thé. Finalement, il est autant à plaindre que moi. C'est-à-dire, pas véritablement à plaindre mais quand même, on peut comprendre que ce ne soit pas toujours facile.

- C'est pour bientôt ? je lui demande après un court silence.

Il me regarde sans comprendre. Je souris. Dwight est un type hors du commun, main ça ne tient pas à son incroyable don, ça tient à son naturel à toutes épreuve, sa franchise sans limite et l'irrépressible attachement que l'on développe à son égard. Enfin, c'est l'effet qu'il me fait.

- La fin de la période d'acclimatation.

Il sourit en coin et il est implicite sur son visage que oui, c'est pour très bientôt. Cette fois, je n'évite pas son geste pour me pousser à terre et sa main entre mes omoplates me projette à plat ventre dans le sable.

- Bah aller, tes pompes vont pas s'faire toutes seules !

Quel sadique tortionnaire ! Mais je ne peux pas retenir un sourire, après avoir recraché un peu de sable, bien sûr.

 

 

Des heures de course, de lutte, et de parcours du combattant plus tard, Dwight m'autorise enfin à m'asseoir. Je m'affale plus qu'autre chose, dans un grand déplacement de sable. Lui, évidemment, est frais et dispos. Tu parles, à jumper pour me suivre, il ne risque pas de se fatiguer. Sale traître… Mais j'avoue volontiers qu'un peu de dépassement physique ne me fait pas de mal et que j'apprécie le challenge. J'ignore quelle heure il peut bien être, et de toutes manières il n'est sans doute pas la même heure à Cambridge. Je reprends ma respiration en regardant l'océan à l'horizon. Peu importe où nous nous trouvons, c'est magnifique. On reste assis là un petit moment, comme deux vieillards, dans un élan de romantisme absurde. Absolument ridicule…

Puis j'entends quelque chose. Enfin, je ne l'entends pas vraiment, c'est comme une impression d'être observé, ou tout du moins de ne pas être seul. Je ne pensais pas qu'on puisse ressentir ça si on ne se tenait pas dans une pièce. Je tourne ma tête vers la droite, en direction du bout de la plage vers lequel nous avançons. Comment ai-je bien pu me sentir observé alors que les silhouettes sont si éloignées ? Si éloignées que je distingue à peine qu'elles sont humaines… Humaines et en colère l'une envers l'autre ! Les deux individus font de grands gestes et les accompagnent sans doute d'éclats de voix retentissants, bien qu'à une telle distance, je ne puisse que les imaginer. Bientôt les deux silhouettes se jettent l'une sur l'autre dans une lutte agressive, créant un grand nuage de poussière.

- Tous les Tuteurs viennent sur cette plage pour l'entraînement de leur "élève" ?

Je me retourne vers Dwight pour lui demander ça. Le terme élève me semble toujours aussi inapproprié mais je n'en trouve pas d'autre, alors…

- Gros biquet, l'Tuteurs sont pas tous des Jumpers. Et d'ailleurs, a'c l'éventail de races, j'pense pas qu'y ait deux Tuteurs pareils…

Il me balance un léger coup de coude entre les côtes (et qu'il soit léger est une preuve de grande délicatesse chez lui). On dirait qu'il n'a pas compris la raison de ma question. Il ne tourne même pas la tête vers là où je regarde.

- Je te demande ça à cause de la joute qui vient de s'engager, là-bas.

Je lui indique du geste où mon regard porte. Il se retourne à son tour et plisse les yeux.

- C'est juste du sable soulevé par le vent, vieux, un genre d'mini tornade…

Il roule des yeux et secoue la tête avant de tracer des dessins dans le sable, du bout des doigts.

- Mais non, tu ne vois pas qu'il y a des gens là-bas ? Ils se battent ! Regarde…

J'insiste, je ne peux pas croire que je suis un Magnet et à la fois voir des choses qui ne sont pas là.

- T'veux qu'j'y jumpe pour être sûr ?

J'acquiesce du chef et il soupire avant de se lever et de disparaître pour que je l'aperçoive au bout de la plage.

Une fois là-bas, je le vois tourner sur lui-même à plusieurs reprises, hausser les épaules, puis me faire de grands signes. Ce n'est pas possible, il est à un mètre de la dispute ! Il ne peut pas la manquer ! Justement, celle-ci s'interrompt, comme dérangée par la simple présence de Dwight. Les deux ombres, puisque c'est tout ce que je distingue, conservent leur agressivité et se donnent de furieux coups de coudes mais se tiennent à présent toutes deux dans une posture défensive, à quatre pattes, tournées vers le Jumper. Déjà il revient, et elles semblent poser leur regard sur moi, comme si elles avaient su qu'il réapparaitrait à mes côtés.

- T'as halluciné, Jo', y a que dalle…

Les silhouettes fuient en courant et je lève vers lui des yeux qui ne doutent pas de ce qu'ils ont vus.

- Laisse tomber, c'est pas grave.

Le simple fait que je capitule l'intrigue, mais en dehors de son expression perplexe, il n'ajoute rien, quoiqu'il paraisse tout à coup pressé de partir.

- Debout, on rentre. Faut pas oublier qu'tes darons viennent c'soir, c'est jour d'visite.

Je grimace furtivement, ayant totalement éludé ce détail. Et oui, ça fait déjà un mois, décidément tout me le rappelle. Je me lève, rive une dernière fois mes yeux vers le théâtre de la bataille, mais c'est inutile, il n'y a plus rien à voir. Je prends la main que Dwight me tend pour me relever et il me ramène à la porte de mon appartement. Super, il n'a pas oublié qu'il était interdit de jumper à l'intérieur.

 

 

Malgré l'étrange "apparition" de la plage, j'arrive à me concentrer sur ma tenue. Recevoir mes parents est toujours une grande épreuve. La dernière fois je m'en suis sorti grâce à leur inquiétude, mais aujourd'hui, ce sera différent. D'ailleurs, je suis moi-même différent. Ou en tous cas, je suis conscient de ma différence, pas comme à l'infirmerie. Je me demande vaguement si mon magnétisme va agir sur eux comme il a agi sur Zarah. Dwight m'a expliqué deux choses : premièrement, mon magnétisme repousse les Humains, les empêchant de devenir trop proches de moi, et deuxièmement, il devient plus fort de jour en jour, jusqu'à ce qu'il soit au stade terminal. Je suis actuellement à des milles de me rendre compte de la portée de la première indication. Pour le moment, je ne m'intéresse pas encore au futur, je suis plutôt focalisé sur le présent, à essayer de savoir ce qui sera modifié par rapport à ma vie d'avant. Zarah m'a quitté, et j'attends anxieusement de connaître le résultat d'une confrontation entre le Magnet à deux doigts d'être accompli que je suis devenu et mes géniteurs. Au premier jour, mon champ magnétique avait été assez fort pour chasser quelqu'un avec qui je n'avais aucun lien de sang mais trop faible pour affecter mes parents. Et aujourd'hui, un mois après, serait-il assez intense pour repousser Dayton et Aileen ? Mes ondes seraient-elles assez puissantes pour intimer à Monsieur et Madame Rykerson de laisser leur fils tout seul, d'oublier leur histoire de calendrier des visites et de m'abandonner comme ils l'avaient très bien fait jusqu'ici ?

Je soupire devant mon miroir, incapable une fois de plus de faire un nœud de cravate correct. C'est drôle à quel point certaines morales qu'on pense inutiles sont vraies. On ne se rend compte de la valeur de quelque chose que lorsqu'on est sur le point de le perdre, voire qu'on l'a déjà perdu. Mes parents m'ont surveillé de loin toute ma vie sans que ça ne m'ennuie et l'idée soudaine qu'ils le fassent sans possibilité d'enfreindre la règle et de venir me voir, d'être proches de moi, ça me hérisse.

Je dévisage le type en face de moi dans la glace, avec une cravate de travers, un type normal, sur lequel on ne se retournerait pas spécialement dans la rue, ne laissant rien paraître de son impensable nature profonde. J'ai envie de briser le miroir, mais ça n'est pas tellement dans mes habitudes, et je me dis que Dwight finira bien par s'en charger. Je souris à cette idée, sachant pourtant que s'il vient à le faire, je serais furieux.

Je l'aperçois alors dans le coin du grand miroir de ma chambre et me rends compte qu'il est lui aussi fin prêt. Il m'attend silencieusement dans l'entrebâillement de la porte. C'est drôle de le voir en costume, bien qu'il ait catégoriquement écarté l'idée d'une cravate qui lui faisait trop penser à une corde de pendaison. Tout en noir, il a quelque chose d'élégant mais conserve son halo de méchant garçon. Je lui lancerais bien une vanne mais rien ne me vient.

Après maintes délibérations, nous avions finalement jugé préférable de le présenter à mes parents en tant que mon nouveau colocataire, puisqu'au fond c'était ce qu'il était. Lorsque je serai "en service", il pourrait avoir à intervenir à tout moment et il ne fallait pas que mes parents aient de soupçons s'ils étaient présents, d'où l'intérêt de l'introduire auprès d'eux. Justement les voilà, j'entends les talons aiguilles de ma mère sur le palier. D'un même geste, Dwight et moi nous dirigeons vers la porte, que j'ouvre avec un grand sourire, non feint pour une fois.

- Maman. Papa.

Je prends ma mère dans mes bras et fais une accolade à mon père. Je n'aurais jamais imaginé qu'ils puissent me manquer à ce point. Je commence à être lassé d'être surpris par tout ce que je ressens. Ils ne répondent que par un sourire et un regard bien à eux avant de se tourner vers Dwight et de froncer les sourcils pour mon père (c'est de lui que je tiens ça) et de plisser les yeux pour ma mère.

- Oh ! Je vous présente Dwight, c'est mon colocataire depuis… eh bien depuis presque un mois.

Je me rends seulement compte à cet instant que j'aurais dû peaufiner les détails au sujet du Jumper.

- Enchantée.

Ma mère serre sa main, toujours plissant son intense regard bleu-vert.

- Et vous n'avez qu'un prénom ?

- Bien sûr que non, Maman, voyons.

J'essaye d'avoir l'air évident mais je ne sais pas si mon jeu d'acteur est efficace. En tous cas, je réfléchis à cent à l'heure puisque, en effet, Dwight n'a qu'un prénom, tout du moins à ma connaissance, et il n'a pas l'air enclin à m'aider sur ce coup.

- Dwight D. Cataclysm.

L'intéressé me jette un regard mi-affolé mi-furieux.

- D pour ?

C'est mon père. Pourquoi les seconds prénoms l'intéressent-il tant ? Moi je porte le sien et lui celui de feu son propre père.

- Denis, M'sieur.

Il a réagi comme il se déplace, au quart de tour. Dwighty, merci pour ta coopération. Soulagé, j'invite du geste tout le monde au salon.

- Eh bien, Monsieur Cataclysm. Notre fils vous a promptement accepté chez lui. Une explication ?

Ce patronyme ne semble pas surprendre mes parents, un coup de chance.

Je me mords la langue à cette question, et lui ne trouve qu'une réponse absolument hors contexte :

- Milkshakes.

Ma mère reste impassible, avec son sublime sourire dont on ignore toujours l'intention profonde. Mon père penche la tête sur le côté. Je suis certain que cette fois-ci il sous-entend le tristement célèbre "hein ?".

- Eh ben, j'ai l'avantage d'bien faire les milkshakes… M'dame.

J'ai envie de me frapper la tête contre un mur mais on sonne. Hein ?

- J'y vais, Jo'…sh.

Bien rattrapé pour mon prénom. Pour ce qui est de la sonnerie, il a été plus rapide que moi et me laisse seul avec eux. J'ose croiser leur regard, et bizarrement, ils ont l'air amusés. Oui, amusés, c'est le mot.

- C'est un garçon charmant, finit par déclarer ma mère.

Ma mâchoire manque de se décrocher à cette déclaration. Je les ai connus plus sélectifs. Leurs yeux se rencontrent et je jurerais qu'il y a le feu dans la pièce.

- Je suis en accord avec toi, chérie.

Mon géniteur ne parle pas souvent, mais quand il le fait, ça a du poids. Je souris, aussi étonné que rassuré.

- Content qu'il vous plaise.

Je baisse les yeux, comme toujours aussi intimidé que gêné par leur étrange connivence visuelle.

- Quelles études fait-il ?

J'ouvre la bouche pour répondre mais ce ne sera pas moi qui devrai inventer un mensonge cette fois car Dwight revient dans la pièce et s'excuse en disant qu'il doit "m'emprunter une minute". Je m'excuse aussi et le laisse m'emporter jusqu'à la porte.

- Qu'y a-t-il ?

Rien qu'à sa tête, je sais qu'on doit chuchoter.

- Derrière la porte, il pointe du doigt l'objet sus-cité, … y a un démon !

- Hein ?

Fichue onomatopée.

- Elle est brûlante, j'peux pas l'ouvrir.

- Et pourquoi pourrais-je, dans ce cas ?

- T'es 100% réel, immunisé contre l'irréel (dans sa version agressive du moins), donc, ça va pas t'brûler, explique-t-il, toujours murmurant. J'm'occupe de tes darons.

Il s'en retourne avec un clin d'œil avant que je puisse le retenir.

J'approche lentement ma main de la poignée. Elle est totalement fraîche au toucher. Je respire. J'ouvre et manque d'avoir une attaque. Un démon, oui, c'est le terme, en effet. J'aurais dit diable mais ça revient plutôt au même, non ? Il est grand (plus grand que la porte) avec deux cornes sur la tête, des sabots en guise de pieds et de longues mains griffues. Sa peau est lisse et rouge et des crocs dépassent de sa… gueule. Non, je ne peux honnêtement pas dire bouche. Bizarrement, il a l'air triste. Triste ? Mais c'est un démon ! Je referme la porte et me mets dos à elle. Que faire ?

Dwight sort du salon pour aller vers la cuisine. Il m'aperçoit dos à la porte et fronce les sourcils sans interrompre sa route pour la cuisine. Une fois hors du champ de vision de mes parents, il jumpe jusqu'à moi :

- Qu'est-ce tu fous ?

- J'ignore totalement comment tuer un diable de plus de deux mètres de haut !

J'en oublie presque de chuchoter.

- Mais pourquoi t'voudrais l'tuer ? J'tai dis qu'tu d'vais nous aider, nous protéger. T'sais, j't'apprends à te battre uniqu'ment pour qu'tu t'défendes…

Il met les mains sur les hanches, franchement choqué.

- Mais c'est un diable ! Énorme ! Rouge ! Brûlant !!!

J'insiste. Pour moi, un diable, c'est obligatoirement mauvais.

- Raciste…!

Je décale ma mâchoire, atterré par sa réaction.

- I' t'fera aucun mal ! S'il est à ta porte, c'est pour qu'tu l'aides !!!

Il me pousse l'épaule pour m'encourager puis retourne dans la cuisine d'un jump. Je soupçonne qu'il prépare des milkshakes à mes parents. Ça m'inquiète, mais j'ai hélas un problème plus… imposant.

Je rouvre la porte et salue le diable. Évidemment, il ne parle pas la langue, suis-je bête. Il me tend un parchemin rempli de runes avec une photo dessus. On dirait que c'est lui, mais le document ressemble plus à un avis de recherche qu'à autre chose. Soit il est perdu, soit il a perdu quelqu'un. Dans les deux cas, je ne sais pas quoi faire. Et voilà que j'entends ma mère rire. Je grommelle et m'enferme au-dehors avec mon nouvel ami.

- Écoute… er… diable anonyme. Je veux bien t'aider mais il faut que je comprenne.

Son regard n'a pas l'air si vide qu'au premier abord. Je montre le parchemin.

- C'est toi ?

Sa gigantesque tête se secoue et je remercie le ciel de ne pas faire plus d'un mètre quatre-vingt.

Bon, c'est désormais clair, il a perdu quelqu'un. Ma première mission ne s'annonce pas des plus aisées. Comment trouver un diable dans Cambridge ? Et d'ailleurs, peut-être même qu'il n'est pas à Cambridge. Quelle galère ! Je suis à peu près certain que même Dwight ne saurait pas quoi faire. À peu près.

- Viens.

Je lui fais signe de me suivre, ce qu'il comprend sans peine, sauf qu'au lieu de simplement me suivre dans les escaliers, il m'attrape et pouf, on n'est plus là…

 

 

Je ne m'y attendais pas du tout, d'autant que d'un univers différent des Jumpers, la technique est tout à fait différente et je n'y suis pas habitué. Étourdi un petit moment, je constate rapidement qu'on est dans une forêt. Où sur terre, je l'ignore, mais la bête se met à hurler.

- Calme ! Calme-toi !

Je fais de grands gestes, paumes ouvertes, pour le calmer et, incroyable mais vrai, il obéit.

- Merci. C'est sympa.

Je réfléchis. Je suis un Magnet dans une forêt et je dois retrouver un démon. Je respire. Qu'est-ce que ça pue ici ! Ce doit être leur territoire ou quelque chose du genre aux vues des marques de calcination sur les troncs, ici et là. Je fronce le nez et commence à marcher à vive allure, totalement au hasard, le diable sur mes talons. Je déglutis. J'ai l'estomac retourné, à la fois par l'odeur et par la peur : celle de ne pas retrouver son ami. Ce n'est pas sa colère qui me fiche la trouille, c'est le fait de faillir à mon devoir. Jamais je n'avais été confronté à une possibilité d'échec. Mince, ma vie a réellement été parfaite jusqu'à lors ! Mais il n'y a pas que ça, ma tâche de Magnet compte plus à mes yeux que je ne le pensais, c'est ma seconde nature et me rater sur ce point serait passablement grave.

Je ne sais pas ça fait combien de temps qu'on marche mais je m'arrête, essoufflé, mes mains sur les genoux. Le diable renifle et se met à sautiller sur place avant de s'élancer au petit trot entre deux arbres. Mais qu'est-ce qui lui prend ? Je le suis et découvre une scène que j'espère ne jamais avoir à revoir de toute ma vie. On a retrouvé son amie. Car oui, ce n'était pas un mâle, c'était sa compagne. Je hausse un sourcil avant de détourner mes yeux des retrouvailles. J'ai le dos tourné lorsqu'il brame et tape du pied. Je ne savais pas que c'était à mon égard mais je suis de nouveau devant chez moi. Ça devait vouloir dire merci.

 

 

Je suis rentré en faisant le moins de bruit possible et en constatant avec soulagement que ma chemise blanche avait évité les tâches de suie. J'ai sorti la carte du prof ayant besoin d'un élève brillant d'urgence et mes parents n'ont pas opposé d'objection, ce que je trouve suspicieux, bien qu'idéal. Dwight avait réussi à les occuper (ce qui est un exploit admirable et digne de décoration) et j'ai découvert qu'en effet, ses milkshakes sont délicieux. Il ne me cache peut-être pas seulement de l'irréel…

Une fois mes parents partis, on se laisse tous les deux tomber dans le canapé, chacun exténué par notre épreuve du jour. C'est fou ce qu'un plafond devient fascinant quand nos neurones ne sont plus capables d'émettre quelque information que ce soit.

- Alors ? T'as survécu à ta prems épreuve ?

Dwight n'hésite jamais à faire voler le silence en éclat. S'il y a quelque chose à ne pas dire, comptez sur lui pour s'en charger.

- Tu parles, retrouver la petite copine d'un diable dans une forêt, fastoche.

Je marque une pause.

- C'est peut-être des embrassades, dont je ne me remettrai pas.

Je grimace à ce souvenir. Il ouvre la bouche, comme pour dire quelque chose, puis semble comprendre le sens de ma phrase. Son sourire s'élargit mais, pour la première fois, il se retient de rire. Alléluia !!!

- Et toi ?

- Ouais. Sincère, tes dabs sont hyper cool.

Je suis de plus en plus impressionné.

- Mais qui résist'rait à mes milkshakes, aussi…?

Il n'est pas fier que d'être Jumper.

La conversation s'achève après qu'il ait lâché un rot retentissant. Très classe, on reconnaît la patte du maître. Je lui fais la remarque mais on est trop fatigués pour se battre vraiment, et je crois bien qu'on va passer la nuit tout habillés dans un sofa… On est décidément bien ridicules, aujourd'hui.

 

 

Un bruit de portière de voiture. Des jambes parfaites décroisées puis recroisées. Des regards qui n'osent pas (ou plus) s'affronter. Un lourd silence de plomb. Une clé dans le contact. Un moteur qui démarre. Le chauffeur se tait.

- Tu le savais.

Une voix suave. Des lèvres pulpeuses.

- Je l'avais envisagé.

Une réponse grave. Des mains jointes.

- Que va-t-on faire ?

- Que veux-tu qu'on fasse ? Rien.

Un long silence.

- Il finira par le savoir.

- Et alors ? Que peut-on y faire ? Ça devait arriver.

- Nous aurions pu éviter tout ça.

- Et en quoi faisant ?

Nouveau silence. Une larme sur le cuir.

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