2x12 - Danse du feu (3/18) - Séparation

Strauss traverse la petite allée de gravillons qui amène jusqu'à la porte de la maison d'Uriel Uglow. Il est juste assez tard dans la matinée pour qu'il ne soit pas considéré qu'il est trop tôt pour une visite impromptue. Le mathématicien n'est jamais venu, et l'adresse ne lui a jamais été communiquée directement par le résident, alors il ne voudrait pas ajouter à l'incongruité de sa présence. Son passage s'impose cependant. Il est rare que toute leur équipe tombe d'accord sur quoi que ce soit, et c'est pourtant ce qui s'est passé la veille. Chacun avait des raisons différentes de valider sa proposition de se charger d'aller s'assurer de l'état de l'infirmier, mais l'essentiel reste qu'elle ait été acceptée.

Lorsqu'il atteint le seuil, Strauss frappe quelques coups, parfaitement mesurés afin d'être entendus sans pour autant en devenir agressifs. Des pas à l'intérieur indiquent ensuite l'approche de l'habitant des lieux, qui apparaît bientôt dans l'entrouverture. Il dévisage son visiteur avec une certaine surprise mais à part ça son habituel sourire tranquille. Il ne semble pas mal en point. Pas du tout. La description d'Andy, ou en tous cas son attitude lorsqu'elle l'a délivrée, laissait pourtant présager le pire. C'est donc plutôt rassurant, jusqu'ici.

— Hugh ?! s'exclame le trentagénaire, d'un ton en accord avec son expression étonnée.

— Bonjour, Uriel. J'espère que je ne te dérange pas, le salue amicalement le grand brun.

Il est l'image parfaite du gendre idéal, le genre de personne qu'on ne peut qu'avoir envie d'accueillir chez soi. Et comme si ce n'était pas suffisant, son interlocuteur est à la fois d'un naturel accueillant et surtout pratiquement incapable de méfiance :

— Non, pas du tout. Qu'est-ce qui t'amène ? poursuit ce dernier sur sa lancée surprise.

— Andy m'a raconté ce qui s'est passé, déclare simplement le colocataire de sa petite amie.

Il espère que ce sera suffisant pour laisser son hôte tirer une conclusion acceptable quant à la raison de sa venue. Il n'a vraiment pas envie d'entrer dans plus de détails sur le sujet, et il soupçonne et espère que ce soit également le cas de celui à qui il s'adresse.

— … Elle t'a demandé de venir voir comment j'allais, déduit justement tout haut l'infirmier.

Sa conclusion tire un sourire contrit à son visiteur, qu'il prend comme une confirmation.

— Pas en ces mots, offre l'ancien remplaçant.

Il reste suffisamment évasif pour laisser penser qu'il valide effectivement l'hypothèse même alors que ce n'est pas strictement vrai. Il se console en se disant qu'il ne s'agit non seulement pas d'un mensonge, mais en plus que l'interprétation n'est sans doute pas entièrement à côté de la vérité. Le Diplomate n'oserait pas présumer de ce qui passe par la tête de sa Protectrice, mais il est clair que le sort de l'infirmier lui importe. Ils ne seraient pas dans cette situation si ce n'était pas le cas…

— Je t'en prie, entre, Uriel achève de le recevoir chez lui, s'écartant du passage et ouvrant la porte un peu plus en grand.

Maintenant qu'il a une vue d'ensemble de sa silhouette, Strauss ne peut pas manquer le plâtre qui orne son poignet droit, en écharpe. Cette partie de son anatomie lui était en effet jusqu'ici dissimulée derrière le battant de la porte. Il s'efforce de ne pas grimacer en percevant, malgré ses compétences bien en-dessous de celles de Ben, la fracture multiple des os de son avant-bras. Le processus de reconstruction a déjà commencé, mais l'idée qu'une perte de cohésion puisse perdurer est toujours déroutante pour les Homiens, quelles que soient leurs affinités.

— Tu pourras lui dire que je survis bien, et que je ne lui en veux pas. Je peux t'offrir quelque chose ? Je pensais justement à me faire du thé, commente son hôte en suivant son regard, tout en refermant derrière eux.

Ce qui s'est passé, c'est que l'infirmier n'a pas eu le vertige lorsqu'il s'est trouvé sur le toit du lycée. Andy et lui ont même d'ailleurs passé un très bon moment à transgresser le règlement intérieur le dernier jour de l'année scolaire. C'est donc avec grand plaisir qu'il a accepté son invitation à l'accrobranche. Et quelles qu'en aient été les conséquences, il ne le regrette pas. Il a découvert que c'était une activité plutôt amusante. Sans être inactif il ne se considère pas spécialement comme sportif, alors c'était dépaysant pour lui pour plus de la raison évidente de ne pas avoir l'habitude de se trouver en haut des arbres. Le seul problème, c'est qu'à un moment donné il a perdu l'équilibre, et est venu percuter un tronc de tout son poids, alors suspendu au bout d'une corde. Et son poignet en a fait les frais.

— Non, merci. Comment va ton bras ? Strauss joint le geste et la parole à son coup d'œil de toute manière peu discret.

Le blessé a une petite grimace d'indécision avant de répondre. Il prend à droite en direction de sa cuisine, où son visiteur lui emboîte poliment le pas.

— Eh bien… Je voudrais dire mieux, mais pas tant que ça. Ce n'est pas comme on me l'a si souvent décrit. Ce n'est pas exactement pire, mais sur le coup je n'avais vraiment pas mal du tout, alors que depuis que j'ai quitté les urgences c'est… sensible, il décrit son ressenti avec honnêteté, tout en positionnant sa bouilloire sous le robinet pour la remplir d'eau.

Strauss reste de marbre à cette description. Il sait pertinemment pourquoi la douleur de l'infirmier n'a pas suivi une courbe normale. Andy n'a pas réfléchi. Lorsqu'il a crié, elle s'est précipitée sur lui, et d'un simple contact toute souffrance était dissipée. Sauf qu'elle n'est pas Soigneuse. Et une fois que c'était fait, elle ne pouvait plus revenir en arrière. Elle l'avait accompagné jusqu'aux urgences, se blâmant pour ses diverses imprudences durant tout le trajet, avant de finalement l'abandonner là-bas. Lorsqu'elle a relaté l'incident à ses collègues, ils ont eu du mal à lui faire admettre ce qui l'avait tant perturbée dans ce qui s'était passé, mais ils avaient fini par obtenir le fin mot de l'histoire. Utiliser leurs capacités de manière aussi impulsive et qui plus est superflue ne lui ressemble pas. C'est même très précisément ce genre de comportement qu'elle est supposée faire éviter à ses congénères.

— Six semaines vont passer vite, propose le mathématicien en guise d'encouragement.

Il a pris soin de se renseigner sur la durée de guérison d'une telle blessure avant de venir. Il aurait d'ailleurs même dû dire 5 semaines, puisque l'impact a eu lieu le Samedi précédent, mais comme un Humain n'aurait sans doute pas pris la peine de faire ce calcul, il se dit que ça ajoute à l'authenticité de sa remarque.

— Pour être tout à fait honnête, je suis plus embêté de ne plus pouvoir me rendre utile que par la douleur, Uriel le corrige quant à ce qui le dérange le plus dans sa situation.

Contraint à des actions successives par son présent handicap, il referme distraitement l'arrivée d'eau d'abord, avant de placer sa bouilloire à chauffer.

— Comment ça ? le grand brun l'incite à élaborer, à la fois parce qu'il est bel et bien là pour s'enquérir de son état mais aussi parce qu'il ne voit pas où il veut en venir.

— Habituellement, les Étés, je fais des remplacements infirmiers dans les services qui en ont besoin à cause des vacances scolaires. Mais là… répond le trentagénaire, désignant son attelle de sa main encore valide.

— Je suis sûr que tu sauras te rendre utile même avec un bras en moins, déclare Strauss sans l'ombre d'un doute ni dans sa voix ni dans son regard.

Il sait à quel point les Humains peuvent être pleins de ressources, et il en est d'autant plus convaincu dans le cas du soignant. Il l'a déjà vu gérer plusieurs situations de crises, certaines plus aiguës que d'autres, et il ne l'a jamais vu faillir à sa tâche. Aussi discret il soit, il est plus robuste que beaucoup.

— Je sais. J'y travaille. Mais c'est quand même frustrant, grommelle Uriel en s'appuyant en arrière sur son plan de travail.

Il est presque plus agacé de voir sa raison dominée que par les émotions qui la domine justement. Ce n'est pas son genre de se laisser abattre aussi vite.

— S'il y a quoi que ce soit que je puisse faire, lui offre donc son visiteur, avec une civilité qui pourrait découler d'une bonne éducation mais lui paraît en réalité simplement tomber sous le sens.

— Tu peux dire à ta colocataire de grandir et passer me voir ? rebondit l'autre du tac au tac.

Immédiatement, il semble cependant s'en vouloir d'avoir laissé échapper cette réplique.

— Grandir ? relève Strauss, perdu.

Sa posture et son expression perplexes sont, bien à son insu, comme théâtralement mises en exergue alors qu'il se tient dans l'encadrement de la porte de la pièce. L'infirmier a un sourire contrit.

— Je ne sais pas si elle s'en veut que je me sois blessé, ou bien si elle est mal à l'aise avec la douleur, ou même si elle est atterrée que j'ai pu être aussi maladroit. Et je crois que je m'en fiche, dans le fond. J'ai juste envie de la voir, et aussi pathétique ça sonne, qu'elle m'évite ne fait pas des merveilles sur mon état d'esprit, il élabore tant bien que mal les raisons derrière son léger accès.

Bien que ce soit somme toute assez standard pour la plupart des gens, c'est très inhabituel, pour lui. Et s'il y a des séquelles de son éducation qu'il tente d'estomper un peu plus chaque jour, rester calme n'en fait pas partie.

— Je ne crois pas que ce soit l'une de ces options, répond le grand brun en secouant la tête après les avoir éliminées mentalement.

Il est bien incapable de deviner que ce n'est pas cette partie de la prise de parole sur laquelle il aurait dû s'attarder. Heureusement, son interlocuteur ne lui en veut pas pour ça.

— Je te jure, parfois, on dirait qu'elle vient d'une autre planète ! s'exclame Uriel, sans se formaliser, profitant juste de cette occasion d'évacuer.

— Quoi ? Qu'est-ce que tu veux dire ? s'alarme instantanément Strauss.

Si son teint était directement relié à ses émotions, il pâlirait.

— Ses réactions… J'ai été des deux côtés d'un choc culturel, et je n'ai jamais rien vu de pareil. Elle est hors catégorie. Sa vision du monde, la façon dont les rouages de son esprit tournent… Elle est incroyable. En bien, évidemment. Mais parfois c'est… ingérable.

Le trentagénaire lutte pour mettre des mots sur l'impression que lui laisse la jolie blonde, d'une tornade de toutes les couleurs et toutes les températures, quelque chose d'inédit et impossible à capturer de quelque manière que ce soit.

— Je t'assure que tu t'en sors très bien, son visiteur lui offre une nouvelle fois son soutien, cette fois plus avec amusement que considération.

Le pauvre homme n'a aucune idée d'à qui il a affaire, et par conséquent d'à quel point il a atteint des sommets que nul autre n'avait su atteindre auparavant. Comment pourrait-il seulement essayer de comprendre le caractère inestimable de l'attention d'Andy ? Il ne pourra jamais saisir, même avec toutes les révélations du monde, le nombre d'obstacles qu'il a franchis comme s'il ne s'était agi de rien du tout.

— Tu sais… Merci d'être venu me voir. Qu'Andy te l'ait demandé ou non, tu n'étais pas obligé, Uriel exprime sa gratitude.

Ces quelques mots de réconfort l'aident à retrouver une contenance. Il ne veut pas s'apitoyer sur son sort.

— Tu as tort d'estimer être le seul à retirer quelque chose de ma visite, lui fait remarquer Strauss avec un petit sourire, à la fois mystérieux et coupable.

Il n'a aucun mérite. Il n'est pas venu par souci du bien-être de l'humain. Il l'apprécie, mais il a surtout été envoyé pour confirmer que l'intervention intempestive d'Andy n'a causé aucun effet secondaire néfaste, qu'aucune question n'a été soulevée par personne, que tout semble en ordre. C'est une visite intéressée, qu'il lui rend.

— C'est vrai… Je me souviens du mal que j'ai eu à me faire des amis en arrivant à Chicago. Tu es si à l'aise que j'oublie toujours que tu n'es pas du coin, observe alors l'infirmier, presque plus pour lui-même que son visiteur.

Il se sent soudain bien égoïste de se lamenter de l'absentéisme de sa petite amie devant quelqu'un qu'il n'a jamais vu avec personne d'autre que ses élèves et ses deux colocataires. Dès son arrivée à Walter Payton, Hugh a défrayé la chronique. Tout le personnel ne parlait que de lui, et Uriel a lui-même surpris plus d'un groupe d'étudiants avoir le même type de discours, au détour d'un couloir ou de son infirmerie. Un jeune professeur de mathématiques qui débarque, inexpérimenté mais curieusement efficace, beau garçon mais discret, élégant sans en faire trop, poli, aimable, intéressant mais mystérieux malgré tout… Comment aurait-il pu ne pas devenir le centre de toutes les discussions ? Et pourtant, à grand coup de sourires dignes des plus grands tableaux de maîtres, et de réponses cryptiques mais néanmoins acceptables, il avait rapidement réussi à se fondre dans le décor, se faire accepter sans vraiment s'intégrer. Mais qu'importe combien il a cherché cet isolement et semble bien le vivre, il n'est pas illogique qu'il lui pèse un peu aujourd'hui.

— Que tu me penses à l'aise me surprend ; tu es la personne la plus amicale que j'ai jamais rencontrée, se permet de commenter le grand brun à cette remarque sur sa maîtrise des situations sociales.

— Pardon ?! Je passe plus de temps rouge tomate que mon véritable teint ! Uriel plaisante pour souligner son étonnement à ce commentaire.

— Andy n'est pas des plus sociables, et elle s'est tout de suite tournée vers toi, argumente Strauss, pour qui ce point est particulièrement sans appel.

— Je me demande encore pourquoi à ce jour. La première fois que je l'ai vue, je n'ai pas pu sortir un mot. Ou aucun de cohérent, en tous cas, se remémore l'infirmier, pouffant à ce souvenir.

Croiser une jolie femme à la sortie des toilettes des hommes dans un lycée ne laisse pas présager le début d'une grande histoire, et pourtant, des mois plus tard, il ne peut pas nier qu'ils ont parcouru ensemble le chemin relationnel le plus tortueux de sa vie. Non, pas tortueux, plutôt accidenté. Escarpé, peut-être ? Qu'est-ce qu'il disait : impossible à décrire.

— Elle apprécie grandement ta compagnie. C'est rare, pour elle, insiste Strauss, toujours persuadé que le jeune homme ne percute pas la valeur de ce détail.

— Sauf quand je suis en mauvais état, apparemment, Uriel revient sur la raison première de la présence de son visiteur, qui selon lui porte préjudice à ce qu'il essaye justement de lui soutenir.

Il n'est pas aigri, juste un peu triste. Sa blessure n'a rien de grave, alors pourquoi une telle surréaction, surtout de la part de quelqu'un qui s'illustre usuellement par son imperméabilité ? Il la connaît distante, mais se sent malgré tout un peu abandonné.

— Elle n'a pas l'habitude de s'inquiéter, partage Strauss.

Sans pouvoir affirmer si c'est la raison entière ou même seulement première du tourment de son aînée aujourd'hui, il sait que ça y est très certainement adjacent. Elle n'est définitivement pas atterrée par la maladresse d'Uriel ; il est humain, ce sont des choses qui leur arrivent tout le temps. Et elle n'est pas non plus mal à l'aise avec la souffrance humaine, car ça aussi c'est plus qu'habituel pour elle. Quant à se sentir coupable de l'avoir conduit à se blesser, elle est la première à accepter les dommages collatéraux. Elle se sent sans doute un peu stupide d'avoir pris ce risque pour si peu, mais c'est insignifiant dans le tourbillon de ses émotions, tout comme ses remords d'avoir frôler l'exposition pour un simple soulagement de douleur temporaire. Non, ce n'est aucune des raisons envisagées plus tôt par l'infirmier qui se cache derrière l'outrage d'Andy. Les raisons pour lesquelles elle n'ose plus lui faire face sont sans doute plus complexes, au point d'échapper même à ses congénères.

— Mon poignet est cassé ; je devrais m'en remettre, l'infirmier souligne l'insignifiance de sa blessure, espérant mettre en évidence le caractère excessif du souci que peut bien se faire la belle blonde chère à son cœur.

— Je ne pense pas que la gravité de ta condition soit significative à ses yeux, se permet son visiteur, sibyllin sans le vouloir.

Le sifflet de la bouilloire qui retentit empêche Uriel d'émettre à haute voix la conclusion qu'il pense devoir tirer de cette remarque. Est-ce qu'il doit réellement prendre la fuite d'Andy comme une marque de son importance à ses yeux ? Si oui, qu'est-il supposé déduire du fait que ce constat lui fasse prendre ses jambes à son cou ? Est-ce qu'elle pourrait considérer son attachement comme une atteinte à son indépendance ? Auquel cas, ça ne laisserait rien présager de bon pour leur avenir…

Lorsque le chuintement s'est éteint, à défaut de vapeur pour l'alimenter maintenant que le feu a été coupé et l'appareil en a été éloigné, le maître des lieux décide d'un autre sujet de conversation. S'il lui a donné matière à penser, il ne pense pas que ce soit avec Strauss qu'il doive décortiquer ses états d'âme et ses affaires de cœur. Il doit déjà faire un état des lieux intérieur, avant d'éventuellement aborder le sujet avec quelqu'un qui le connaît non seulement mieux mais surtout sera plus objectif vis-à-vis de la situation. Il a la personne toute indiquée en tête, mais pour l'heure, il se contente d'apprécier la compagnie de son ancien collègue, indépendamment de sa connexion à sa dulcinée.

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