2x12 - Danse du feu (1/18) - Nouvelle normalité

C'est mieux qu'une peinture de la Renaissance. Un véritable tableau vivant. Un peu comme l'un de ces vieux clips de musique, où tout se déroule au ralenti, même le vent dans les longs cheveux d'une jeune femme qui a passé la tête par la fenêtre d'une voiture lancée à vive allure sur une route ouverte à perte de vue. Il pourrait rester là, dans ce moment, pour toujours. Il voudrait. Il aimerait pouvoir l'encapsuler et le revivre encore et encore, à volonté. Il n'aurait même pas besoin de son, ni même de couleurs, juste de ce sentiment de bien-être intense, mélange d'amour et de sécurité. Il ne l'a jamais pris pour acquis, et il en est d'une infinie reconnaissance de pouvoir enfin le retrouver.

La contemplation du père de famille de ses trois enfants attablés dans leur cuisine, en pleine conversation sur tout et n'importe quoi, est interrompue par un arc électrique qui jaillit du bout des doigts de sa fille. Une fine ligne brisée vient brièvement zébrer la surface intelligente carrée, d'où les deux frères retirent précipitamment leur bol comme une seule personne. Le plus âgé fait les gros yeux tandis que l'autre hausse à peine un sourcil.

— Est-ce que ça risque de continuer à se produire souvent ? s'enquiert Markus.

Il contient honorablement son alarme à cette manifestation électrique incongrue. Bien sûr, Ben n'a pas entièrement soigné Mae. Ça aurait été trop beau, et personne n'avait osé l'espérer. Il lui a juste rendu son environnement plus supportable, et ses symptômes plus… appréhendables. Le contrecoup, pour son entourage, c'est qu'elle semble en avoir plus qu'avant.

— C'est de moins en moins depuis la première fois, donc sans doute pas, répond la benjamine avec autant de précision qu'elle peut se le permettre.

Depuis l'intervention de Ben dans la baignoire, à l'étage, il y a maintenant 8 jours, elle a déjà eu plusieurs accès de ce type. Comme ils ne représentent jamais un danger significatif ni pour elle ni pour les autres, elle commence à y être habituée. Elle est brièvement devenue bioluminescente, aussi, le lendemain soir. Ça, c'était bizarre. Mais ça ne s'est pas reproduit. Gregor insiste sur le fait qu'elle a d'autres nouveaux symptômes encore, simplement pas aussi voyants. En ce qui la concerne, tant qu'elle peut enfin à peu près sentir venir ses accès de corrosivité, l'adolescente se satisfait tout à fait de son nouvel équilibre. Déterminer si Ben a déclenché toutes ces réactions étranges ou a simplement permis aux conséquences de ce qu'elle a subi chez DG de s'exprimer pleinement ne l'intéresse pas vraiment. Du moment qu'elle va mieux…

— Dommage. Je trouve ça plutôt cool, commente son autre frère, avec une moue presque déçue.

— Mais bizarre, quand même. Je suis le seul à trouver ça bizarre ? insiste l'aîné.

Il dévisage les membres de sa fratrie tour à tour, stupéfait de leur décontraction. Il y a une indéniable amélioration de la situation, mais elle reste à son sens problématique. Elle est devenue plus facile à gérer, oui, mais le besoin de gestion ne s'est pas envolé pour autant.

— Je me contente d'être heureux que tous mes enfants soient sains et saufs et au même endroit, le propose leur géniteur à tous les trois.

C'est qu'il trouve de plus rassurant à lui offrir, voyant que personne d'autre ne va se dévouer. En disant cela, il fait enfin remarquer sa présence à tout le monde, dans l'encadrement de la porte. Le biais d'observation désormais pleinement en place, il s'avance alors dans la pièce, en direction des placards.

— C'est sûr. Mais ta fille fait quand même des étincelles avec ses mains quand elle s'enthousiasme, poursuit l'étudiant en médecine.

Il peut concevoir que ses cadets s'habituent, mais pas leur père, pour toute sa tranquillité légendaire. Une fois le soulagement que ce ne soit pas pire passé, il va forcément en venir à ne pas être tout à fait à l'aise avec tout ça.

— Qu'est-ce qui te met autant en joie, d'ailleurs ? demande soudain Caesar à Mae, comme s'il se rappelait seulement de la corrélation apparente entre ses diverses excentricités et son humeur.

La théorie de Gregor est qu'elle a développé de nouvelles réactions en chaîne, comparables à celles qui existent déjà chez un individu qui n'aurait subi aucune altération, comme la montée d'adrénaline lorsqu'on se sent menacé, ou bien d'endorphines lorsqu'on se sent bien. Ensuite, le scientifique à lunettes était parti tout seul dans un débat sur l'origine de quoi, car la plupart du temps ce ne sont pas les émotions qui déclenchent la sécrétion d'hormones et neurotransmetteurs mais l'inverse, et tout le monde avait perdu le fil de ce qu'il racontait. Il avait alors rapidement mis fin à ses marmonnements en s'éclaircissant la gorge.

— Er… Allô ? On est le 4 Juillet. La parade ? Les feux d'artifices ? La fête de pré-anniversaire de Nels ? Et ma première sortie ! répond l'adolescente, esquissant une petite danse tant elle est enthousiaste à toutes ces idées.

Elle écarte les mains et lui fait les gros yeux. Il semble manquer d'entrain pour tout, ces deniers temps. Certes, il était déjà plutôt calme et réservé avant. Et par avant, elle considère bien entendu ce qu'il s'est fait au bras et le séjour en institut psychiatrique qui l'a suivi, mais aussi la prise d'otages. Il a la personnalité la moins exubérante de leur famille. Mais même en tenant compte de ça, depuis son retour de Lakeshore, il semble particulièrement imperméable à ce qui se déroule autour de lui. Non, pas imperméable, mais stoïque, composé. En fait, il a tout bonnement l'air plus vieux.

— Donc c'est notre nouveau normal. D'accord, se résigne Markus tout haut.

Voyant que personne ne semble partager ses difficultés d'acclimatation, il replonge son nez dans son bol.

— Ton ex est une super espionne, raille son petit frère à sa gauche, lui accordant enfin un peu d'attention.

— Juste une espionne, ça suffira, il tempère cette déclaration, piqué.

— Ton meilleur pote est un hologramme, ajoute Mae, prenant le parti de Caesar, puisqu'il vient lui-même d'une certaine manière de prendre sa défense.

— Un peu d'indulgence, vous deux… Alek tente une fois de plus de modérer le front qu'ils forment contre leur aîné.

Ce dernier n'a pourtant commis aucune faute si ce n'est celle d'être un rien plus lent à s'adapter qu'eux. Et sans doute plus prompt à s'inquiéter de leur sort, pour avoir été impuissant à tous les malheurs qui se sont abattus sur eux depuis le début de l'année.

Bien que soulagé de recevoir un peu de soutien, le futur médecin profite de l'intervention de son père pour justement le prendre à parti et remettre en question sa placidité :

— Je ne comprends toujours pas pourquoi tu es d'accord avec sa sortie.

Après tout ce qui s'est passé, il aimerait pouvoir garder toute sa famille là où il la sait en sécurité. Il a beau savoir, intellectuellement, que ceux qui ont enlevé Mae n'ont plus vraiment de raisons de le faire, ne serait-ce que parce que celle qui a commandité son enlèvement en premier lieu n'est carrément plus de ce monde, l'idée qu'elle soit à nouveau vulnérable le refroidit.

— Il est temps. Si elle reste enfermée encore longtemps, les gens vont commencer à se demander ce qui la retient à l'intérieur, répond l'ingénieur, raisonnable et objectif.

Calmement, il achève de mélanger les rondelles de banane qu'il a tranchées aux flocons d'avoine qu'il a versés dans un ramequin. En vérité, il partage l'anxiété de son fils aîné, mais contrairement à lui, il n'a pas le luxe de laisser ses émotions dicter ses décisions. C'est lui, le père ; ses enfants sont sa responsabilité, aussi majeurs puissent-ils être considérés légalement. Il doit évaluer toutes les menaces qui pèsent sur eux, et décider du plan d'action le plus sécurisé pour eux. Malheureusement, en les circonstances actuelles, les dangers sont nombreux et les solutions se font rares.

— Ça ne fait même pas une semaine qu'elle va mieux, plaide Markus, incapable de rester aussi détaché du sujet.

— Je serai pas sans escorte, c'est bon, s'agace Mae de tous ces arguments contre son regain d'un semblant de liberté.

Elle accepte que la prudence soit de rigueur, mais elle ne juge même pas que le lest qui va lui être lâché aujourd'hui soit encore suffisant, en plus. Et lorsqu'elle parle d'escorte, elle veut bien entendu parler de Ben et Chad, qui se sont proposés pour la suivre à distance lors de sa sortie, afin de pouvoir intervenir au moindre problème. Que les Homiens en soient arrivés à cette offre justement à cause du manque de confiance de sa famille en son état, en ce qui les concerne plutôt sereins quant à sa capacité à ne pas attirer l'attention, en dit long sur le manque de pertinence des protestations de Markus. Pourquoi leur tranquillité d'esprit ne semble pas entrer en ligne de compte dans l'estimation de la gravité de la situation par son grand frère ? C'est un mystère.

— Et vu la batterie de tests qu'elle subit tous les matins, je pense que s'il y avait la moindre dérive, on le saurait, ajoute Caesar, toujours du côté de sa sœur.

Bien qu'il ait été le premier à la convaincre qu'elle n'était pas captive chez elle, qu'elle devait rester à la maison pour sa propre sécurité, il est par ailleurs hautement conscient du poids d'une assignation à résidence. Il sait qu'elle serait capable de faire de graves bêtises s'ils ne lui redonnent pas un peu d'indépendance. Elle a bien sollicité l'aide de Ben à l'insu de tout le monde, en se sentant acculée par sa condition, et ils ont beaucoup de chance que cette manœuvre ait eu une conclusion heureuse. Autant éviter qu'elle en arrive à d'autres actions radicales de ce type, car il est impossible qu'elles aient toutes ce dénouement.

— Très bien ! Traitez-moi de parano. Je préfère juste qu'on reste prudents… se résigne l'aîné, levant les mains en signe de reddition.

— Il me semble qu'on dispose d'autant d'assurances que possible. Encore une fois, on prendrait plus de risques en persistant à ne pas reprendre des activités normales, Alek reformule son avis initial, cherchant toujours à rassurer son premier fils.

— On a eu suffisamment de fausses accalmies pour que je me méfie, c'est tout, Mark défend son inquiétude.

Il ne pense pas qu'elle soit infondée. Il triture ses céréales avec sa cuiller, un peu bougon.

— Oh, tu veux dire comme la fois où vous avez pensé que DG étaient tombés, et qu'ensuite ils ont quand même pu enlever Mae ? Ouais, on n'était pas au courant du fait qu'ils étaient responsables de "l'accident" de Papa, à ce moment-là, rétorque Caesar sèchement.

Il n'a pas eu besoin d'y réfléchir bien longtemps. La prise de parole, cinglante, laisse un blanc dans la cuisine. Mae écarquille les yeux et ouvre la bouche en O, choquée de la répartie du pourtant plus discret de ses deux frères. Elle ne l'a jamais entendu aussi tranchant. Markus et leur père restent interdits également, mais pour des raisons différentes. Ils ne peuvent pas décemment protester à cette accusation. Caesar dit vrai. Sa sœur et lui n'ont jamais vraiment eu de fausse joie qui leur aurait été cruellement retirée par la suite, uniquement des catastrophes sorties de nulle part, et des réussites moins conséquentes qu'anticipées. Ainsi, du point de vue des plus jeunes de la famille, les choses ne sont allées qu'en s'améliorant, certes parfois lentement, mais sûrement. Bien qu'un rien hors sujet, le reproche n'en est pas moins légitime, et il abonde qui plus est dans le sens de laisser Mae retrouver un peu d'indépendance. Il est temps qu'ils ne soient plus mis à l'écart, puisque cette stratégie n'a pas particulièrement été une réussite jusqu'ici.

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