2x11 - Sables mouvants (18/18) - Philosophie
Le soir venu, Markus revient de la fac après avoir utilisé toutes les excuses possibles pour y traîner. Il a eu beaucoup de mal à rassembler le courage de rentrer à la maison, et il n'arrive pas à s'amener à y entrer une fois sur place. Il essaye de s'imaginer ce que doit être en train de traverser Jena, à des kilomètres de là, à ronger son frein sur le chemin du retour. Il sait qu'Ann l'a avertie de ce qui s'est passé. Elle doit être comme une tigresse en cage. Il espère que Siegfried et Vladas sauront lui communiquer leur impressionnant sang-froid. Rob n'est pour ainsi dire que son meilleur ami, alors que Caroline est sa sœur. Et c'est l'adolescente qui a le plus activement participé à leur rébellion, même s'il ne fait aucun doute que son compagnon d'infortune aurait suivi le mouvement s'il ne s'était pas soldé par un échec si cuisant. Cuisant pour le moment, en tous cas…
Refusant de rester plus longtemps debout au milieu de l'allée qui mène à chez lui, ne serait-ce que parce que ça pourrait finir par attirer l'attention des voisins et des passants, Mark prend sur la gauche pour faire le tour. À l'arrière de la maison, il devrait pouvoir penser tranquillement sans avoir peur d'éveiller les soupçons de qui que ce soit. Les beaux jours sont bien installés, et même s'ils ont techniquement déjà commencé à raccourcir depuis une dizaine, la nuit tombe tout de même encore assez tard. Il devrait donc pouvoir contempler la pelouse un petit moment avant de n'y voir plus rien ou de commencer à avoir froid, peu importe lequel viendra en premier. Et quand bien même, il ne peut pas affirmer que ces deux développements ne lui seraient pas bénéfiques dans ses ruminations.
— Oh, Ben ! Je ne savais pas que tu étais là, il s'exclame et sursaute en découvrant le mécanicien assis par terre sur la terrasse, coudes sur les genoux, mains pendantes entre ses jambes.
— Je peux partir, se propose l'interpellé, serviable, esquissant déjà un geste pour se lever.
Markus l'en empêche en tendant sa main devant lui. Il ne se rend compte que dans un second temps que l'autre n'aurait de toute façon sans doute pas pu se mettre sur pied même s'il ne l'avait pas arrêté dans son élan. Sans avoir perdu son sempiternel sourire, le Soigneur a exceptionnellement l'air particulièrement… faible. Il n'est pourtant pas pâle ou cerné comme le serait une personne disons normale. C'est plutôt une impression d'ensemble. Est-ce que les extraterrestres peuvent tomber malades ?
— Non, ne sois pas bête, tu es toujours le bienvenu. Et puis, c'est pas comme si tu allais m'empêcher de respirer en étant là, déclare l'étudiant en voulant détendre l'atmosphère.
Il est peu désireux de commenter sur la piteuse allure du grand brun. Si ça se trouve, il franchirait une barrière culturelle, et autant il en serait curieux en d'autres circonstances, autant il n'a pas la bande passante pour ça ce soir.
— Pourquoi je ferais ça ? relève naïvement Ben, fronçant les sourcils sous le coup de l'incompréhension.
— Tu pourrais ? s'étonne Markus, déstabilisé par cette répartie.
— Oui, mais pourquoi ? confirme et demande l'extraterrestre, perdu dans le premier degré.
— Ça n'a pas d'importance. Oublie. J'ai besoin d'air, c'est tout, recentre l'aîné Quanto.
Il est bien trop fatigué pour s'expliquer, et il sent que celui à qui il s'adresse l'est aussi. Un autre jour, peut-être.
— Tu m'as pourtant l'air correctement oxygéné… l'autre continue hélas dans sa perplexité, qui finit par faire sourire son interlocuteur.
— C'est une expression. Quand on est dépassé par les évènements, on a parfois l'impression de ne plus pouvoir respirer, alors qu'on peut, mais on va quand même dehors pour se sentir mieux. C'est irrationnel mais c'est comme ça, il lui fait enfin grâce d'une remise en contexte de ce qu'il raconte, pour mettre un terme au malentendu.
Sans rien répondre, Ben hoche lentement la tête en signe de compréhension. Bien que de légers quiproquos de ce type soient déjà survenus avec le plus jeune des Homiens, il a décidément l'air exceptionnellement ralenti ce soir. Markus, se sentant un peu moins seul à être au bout du rouleau, décide de ne pas changer le plan qu'il avait juste avant de le découvrir là. Il fait glisser la sangle de sa sacoche de son épaule afin de pouvoir la déposer à sa droite alors qu'il s'assoit à celle du grand brun, qu'il rejoint ensuite dans sa contemplation du vide.
— Est-ce que c'est à propos de ton ami dans la machine ? finit par demander le Soigneur au bout d'un moment.
Le caractère en apparence aléatoire de sa perspicacité est vraiment déroutant. L'étudiant marque un temps avant de répondre. Ben était probablement tout simplement à l'étage pendant sa confrontation avec Robert, c'est-à-dire à une distance connue pour être suffisamment faible pour avoir tout entendu même pour une personne normale. Peut-être avait-il même remarqué que les deux comateux avaient été cantonnés à la maison bien avant que le ton ne monte. Et peut-être que Mae aura complété les éventuels trous qu'il aurait pu y avoir dans sa reconstitution de la situation. Quoi qu'il en soit, même si quelque part toute cette histoire ne le concerne pas, Mark n'est pas fâché qu'il aborde le sujet. Il a déjà suffisamment peu de gens avec qui discuter de tout ça sans encore restreindre ses options sans raison valable.
— Oui. Mon meilleur ami qui veut se faire achever. Mais ce n'est pas comme si tu pouvais y faire quoi que ce soit. Ce n'est pas ton problème, il confirme avec un sourire triste, regardant les dalles de pierre entre ses boots.
— Tu veux être un soigneur, n'est-ce pas ? s'enquiert Ben, sans lien apparent avec ce qui a été dit juste avant.
— Un médecin, oui, l'étudiant confirme une fois de plus, avec une légère rectification de la tournure.
Bien que techniquement correct, le terme ne sonne pas très naturel à son oreille.
— Est-ce que tu sais comment un Homien devient Soigneur ? lui demande alors le motard, regardant toujours devant lui, vers l'horizon ou le ciel, au loin.
— Non. Mais je ne peux pas dire que je me suis déjà posé la question, d'un côté… doit bien admettre Mark, plus que satisfait de lui offrir la bonne réplique qui devrait lui permettre d'arriver où il veut en venir.
— Il n'y a pas de concept de brisé, sur Home. Tout fait partie d'un tout. La mort, être blessé… Ce sont des choses de Terrien. Ou en tous cas, pas de Homien. Alors, quand on arrive sur Terre, on doit apprendre ça, le comprendre. Et ceux d'entre nous qui ont du mal à le supporter deviennent des Soigneurs. Ce n'est pas l'aptitude qui définit la fonction, c'est l'intention qui confère le talent, expose le grand brun, les yeux voilés par les souvenirs de son premier atterrissage.
Il y a une différence entre savoir et comprendre, et encore une autre entre comprendre quelque chose et en faire l'expérience. Il n'a pas été envoyé sur Terre, il a choisi d'y aller. Et il avait été averti du choc sensoriel que ça pouvait représenter ; différente gravité, différentes radiations, différentes conditions de manière générale, et différentes ressources, aussi. Des espèces distinctes à la forme physique à la fois malléable et invariable, et pratiquement sans aucune cohésion entre elles, voire parfois entre individus. Tout un environnement dans lequel se fondre, beaucoup moins permissif que celui qu'il avait toujours connu, avec des impératifs contre-intuitifs mais à accepter malgré tout. C'était merveilleux à imaginer, et indescriptible à découvrir.
— C'est très… poétique, commente Markus, s'efforçant de trouver un adjectif adéquat à l'explication qui vient de lui être donnée.
Malgré lui, ce qui se dégage surtout de son ton, c'est sa perplexité vis-à-vis du message que Ben cherche à lui faire passer. Est-ce que ce qu'il est en train de lui dire à réellement à voir avec ce qu'il traverse avec Rob ?
— Je crois que je peux imaginer ce que tu ressens pour ton ami. J'ai aussi été désorienté, quand on m'a expliqué la vieillesse. Tu penses qu'il veut se faire du mal, le mécanicien lui offre justement son empathie, qu'il a toujours à revendre.
— C'est le cas, Markus confirme la dernière phrase avec fermeté.
Le manque de sûreté dans l'affirmation de Ben le choque suffisamment pour lui faire mettre de côté tout ce qu'il ne comprend pas dans les précédentes.
Peut-être que, s'il était plus en forme, le mécano saurait être plus explicite. Ou peut-être pas. Il aimerait pouvoir faire comprendre au jeune homme à quel point c'est bizarre de définir les individus par leur forme physique, alors qu'il ne s'agit ni plus ni moins que d'une interface. Ils sont tellement plus que ça.
— Sauf que non. Tu le vois comme dépendant de son corps, ce qui n'est clairement pas le cas. C'est normal, pour un Humain, de percevoir les choses de cette façon, mais ce n'est pas la vérité. Je peux t'assurer que ce n'est pas la vérité… insiste le Soigneur en secouant la tête.
Il est un peu comme un illuminé qui essayerait de convaincre tout le monde de la brillance du soleil, d'une évidence prise pour acquise et que personne ne ressent assez profondément. Il est convaincu de ce qu'il dit non seulement par sa propre nature et celle de tous ceux qui partagent ses origines, mais d'autant plus aujourd'hui après ce qu'il a réussi à faire avec Mae. Il a été aux premières loges pour constater ce que Chuck a un jour tenté d'expliquer à Aleksander : là où les Homiens prennent littéralement corps une fois que leur esprit s'est individualisé, les Humains se manifestent à partir de leur enveloppe, avec laquelle ils ont donc forcément une relation étroite dont ils ont tous les maux du monde à se défaire. Quoi que le terme âme désigne, le Homien ne perçoit aucune distinction particulière entre les leurs.
Markus soupire. Non, il souffle plutôt. Quelque chose entre les deux. Il ne veut pas se braquer. Pas ce soir. Il n'en a pas l'énergie. Et il peut bien voir que Ben cherche à bien faire, en plus. Malgré le manque de précision de son propos, il pense même saisir le message d'espoir qui s'y cache. Il est même d'accord avec, dans le fond. La religion est un concept si abstrait, ces jours-ci, n'étant jamais redevenue entièrement institutionnalisée après la chute des derniers grands chefs religieux pendant la Grande Pandémie. Les textes fondamentaux et les rites qui y sont associés font partie de la culture générale de tout un chacun, sans qu'une éducation formelle ne soit plus inculquée que par quelques groupes marginaux. Pour le reste de la population, chaque personne a pratiquement son propre système de croyances. Le jeune homme est en ce qui le concerne intimement persuadé que la mort n'est pas une fin définitive. D'autant plus après avoir perdu sa mère si jeune. Et ce n'est pas parce qu'il aimerait bien participer à sauver des vies qu'il ne considère pas que le cycle éternel ne doit pas être respecté. Mais ce n'est pas ce dont il est question ici…
— Je me fiche bien de son corps. Complètement… J'ai rarement été aussi soulagé que lorsqu'il a repris contact, et je suis vraiment heureux qu'il s'épanouisse dans son nouvel environnement. Sincèrement. S'il veut y rester, ça peut m'aller. Ça va être un sacré ajustement, bien sûr, mais ça peut m'aller. Ce à quoi je n'arrive pas à me faire, c'est qu'il ait voulu se fermer la porte du retour sans rien dire. Il n'a même pas essayé de s'expliquer, rien. Il m'a sorti trois remarques absconses, et ensuite il a pris les choses en mains, sans nous exprimer son avis clairement ni nous demander le nôtre. Sauf que s'il ne se réveille pas, ses parents vont penser qu'il est mort. Il ne pourra jamais être Docteur comme il en rêve depuis qu'il a 15 ans. Tous ses amis, toutes les personnes qui le connaissent, vont devoir aller à son enterrement. Ils ne sauront jamais qu'il n'est pas réellement parti. Alors pourquoi est-ce qu'il voudrait se retirer cette option ? Je ne lui demande même pas de la prendre, juste de ne pas nous la fermer au visage… il déclame, son discours libérant sa tension comme une soupape.
Il est au bord des larmes. Il a à peine réussi à rester concentré, dans l'amphithéâtre, cet après-midi. Il n'est même plus en colère après Robert comme il l'était initialement, juste triste qu'il ait choisi de se résigner à sa situation sans lui en parler. Évidemment qu'il aurait eu le même discours de dissuasion qu'il a eu aujourd'hui, mais ils auraient pu en parler quand même. Est-ce qu'il est réellement prêt à croire qu'ils l'auraient forcé à se réveiller ? Aussi horrible et douloureux ça lui paraisse de ne jamais reparler à son ami en chair et en os, il respectera toujours ses volontés. Il n'a pas besoin de se faire du mal pour leur forcer la main et s'assurer de ça.
— Hm. Je crois que je suis à court de mots pour t'aider. Tu devrais aller prendre ta sœur dans tes bras, ça te remontera peut-être le moral, se contente de commenter Ben après cette longue tirade.
Il n'est pas certain que son message exact a été reçu, mais ce dont il est sûr, c'est que Markus a pris un peu de recul par rapport à sa réaction première. Ce n'est pas un problème de compréhension, c'est un problème d'émotions, maintenant. Et dans ce domaine, le Soigneur est encore plus que novice.
— Quoi ? relève l'étudiant, dévisageant le grand brun à sa gauche en papillonnant des yeux.
— Tu m'as entendu… confirme simplement l'extraterrestre, son sourire s'élargissant alors qu'il jubile de pouvoir faire cette annonce.
Markus voudrait trouver une réponse à donner, mais l'air lui manque. Les mots aussi. Ses lèvres bougent à plusieurs reprises, ses sourcils aussi, mais ça relève plus de l'erreur système que d'un réel début de répartie. Lorsqu'il reprend enfin possession de ses moyens, il s'élance à l'intérieur de la maison, laissant là son sac. Il file dans le couloir en direction du bas des escaliers, mais dérape de justesse sur le parquet pour prendre un virage serré lorsqu'il repère Mae dans sa vision périphérique, dans le salon. Assise sur le canapé, une jambe ramenée sous elle et les cheveux encore humides, elle lui accorde un immense sourire en l'apercevant, devinant qu'il a eu la nouvelle. Il n'arrive pas à y croire. Pas plus qu'il n'arrive à prononcer une parole. Elle n'a pas pu se mettre dans ce sofa depuis son réveil, pas sans être emmitouflée dans un plaid homien. C'était à la fois trop inconfortable pour elle mais aussi dangereux pour le tissu. La petite blonde éclate de rire à l'air ahuri de son frère et confirme d'un hochement de tête la réponse à la question silencieuse qu'il pose. Puis, elle se lève et le rejoint dans l'encadrement de la porte, pour venir entourer son torse de ses bras, et le serrer presque aussi fort qu'un boa constrictor. Markus laisse enfin les larmes qu'il retient depuis un bon moment maintenant couler le long de ses joues. Quand c'est de la joie et du soulagement, il ne juge pas pertinent de faire preuve de retenue. Il referme sa propre étreinte sur sa benjamine, et ne tarde pas à la faire tournoyer, se joignant à son hilarité. Enfin une bonne nouvelle dans cette journée.
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