Ô, Pauvres Âmes…
— Joyeux anniversaire !
J'attrape au vol la pomme qui m'est lancée presque au visage, en guise d'accompagnement de ce souhait pourtant si bienveillant.
— Merci ! Elle est tombée du camion, c'est ça ? je plaisante à l'intention du mauvais jongleur, un sourcil haussé.
— Non, je l'ai cueillie personnellement, il s'offusque, avec un mouvement de recul du menton.
J'autorise mon sourire à s'élargir, ce qui dissipe efficacement toute incompréhension. Pas la peine d'insister sur le manque de second degré dont peut parfois faire preuve mon ami. Il m'a amené un fruit frais, alors il mérite mieux que mes moqueries, aussi bon enfant soient-elles.
— Et donc… tu… er… as un plan, pour ce soir ? il s'enquiert maladroitement, espérant sans doute en faire partie.
— Oh, tu me connais. Rien de spécial.
Bien sûr, je mens. Sur les deux points, hélas. Il me fait un peu de peine, mais je ne peux pas décemment lui dire que ce n'est pas mon propre anniversaire qui m'intéresse le plus. Que ma survie ne vaut à mes yeux pas grand-chose sans celle que je participe à assurer. Il ne comprendrait pas. Il ne me dénoncerait pas, mais il ne comprendrait pas.
Trente ans. Les Rémiges disent que ça fait trente ans qu'elles ont fondé la Congrégation des Plumes Agiles. Moi, qui en ai aujourd'hui 21 et suis fraîchement Plume à part entière, j'ai du mal à y croire. Mais j'ai aussi du mal à croire au semblant de prospérité qui m'a supposément vue naître, ceci dit. Tout est tombé pendant que j'étais encore jeune. Trop jeune pour m'en rendre compte.
Parfois, je me demande ce que ça doit faire, d'avoir de bons souvenirs. Vécus, je veux dire. Pas juste des moments de calme à peu près serein, durant lesquels on est miraculeusement parvenu à un peu près tromper l'ennui général qui stagne en permanence partout. Non, de vrais bon souvenirs. Comme ceux des anciens, comme on en trouve dans les archives, dans ces récits à l'époque étiquetés "tranche de vie" voire "humour". Des histoires qui semblent si fondatrices, si essentielles, qui racontent des évènements qui sont supposés être réellement arrivés, ou même simplement être plausibles, et qui sont pourtant aujourd'hui devenus impensables, fantasmagoriques. Sous beaucoup d'aspects, il y a eu une sorte d'inversion des registres. Non pas que la science-fiction soit exactement devenue une réalité, vous me direz…
Il paraît que l'énergie s'est raréfiée en premier. Ou bien était-ce l'oxygène ? C'est à se demander pourquoi, au beau milieu de telles pénuries, les Rémiges ont pensé à sauvegarder ce petit coin de ce qui s'appelait l'Internet. Au passage, ça devait faire drôle, quand même, que la Terre entière soit connectée. Ou ne serait-ce qu'une langue, ou même seulement un pays. J'aimerais penser que les gens en ont profité tant que ça a duré, mais il semblerait que, comme de beaucoup de choses, ils en aient abusé. Classique. Je ne me formalise plus des capacités délétères de ma propre espèce. Nous sommes les champions des paradoxes et contradictions, capables du pire comme du meilleur.
La preuve du dernier point par les Rémiges, donc. Je crois pouvoir comprendre pourquoi elles ont eu ce réflexe, cet élan qui semble si irrationnel sous un certain angle, dans les circonstances dans lesquelles il a été eu. Un élan que je les bénis chaque jour d'avoir eu. Car après tout, il n'y a bien que ces suites de mots qu'elles protègent religieusement pour encore réchauffer mon âme, me faire me sentir un peu moins perdue dans ce monde gris et terne. C'est bien pour ça que je les ai rejointes dans leur mission, d'ailleurs. Et heureusement, je ne suis pas la seule.
Même si les Duvets se font rares, si la compétence de lecture n'est plus aussi répandue qu'on le souhaiterait parmi les moins de quinze ans, et celle d'écriture encore moins, on en trouve encore. On tente aussi d'en forger, mais c'est de plus en plus délicat. Les priorités ont changé. C'est toujours plus difficile de s'atteler à être créatif lorsqu'on a à peine le temps ou la force de penser, lorsqu'on a du mal à respirer, que le ciel et l'horizon restent désespérément de la même couleur unie jour et nuit, que se déplacer est plus que limité, et que trouver de quoi se nourrir devient parfois un véritable défi. Pas tout le temps, mais suffisamment souvent pour que ce soit une vraie préoccupation. Suffisamment pour qu'une pomme apportée par un bon copain maraîcher soit un réel beau cadeau, au-delà du message de pure gentillesse qu'il porte.
M'éloignant justement de mon camarade si sympathique, avec un dernier sourire et un petit geste, je prends le chemin du retour. Ou en tous cas, j'en fais mine. J'ai autre chose à faire avant de rentrer chez moi, mais il ne faut pas qu'on suspecte ma destination. Machinalement, je porte une main au pendentif à mon cou, et l'autre à la lanière passée autour de ma cuisse, sous mon long manteau ; sur mon chargement en double, aussi précieux qu'insoupçonné, qui ne me quitte jamais, et me rassure alors qu'il est également la seule chose à me faire courir un réel danger.
Les Rémiges racontent qu'un jour, les textes étaient imprimés. Les lettres en étaient inscrites sur des pages, des rectangles de papier, à la suite, qu'on pouvait alors tenir entre ses mains. Je me dis que ça devait prendre beaucoup de place et serait bien encombrant pour notre fonctionnement actuel. Mais je suppose qu'il fallait y être pour se rendre compte de l'impact que ça pouvait avoir.
Elles disent aussi – puisque personne d'autre ne veut jamais en parler – qu'ils ont été brûlés. Les livres. Une grande partie comme carburant, d'autres par principe, selon les coins du monde et les luttes de pouvoir qui ont suivi la chute des médias, à défaut d'un réseau électrique fiable. Mais les pyromanes, quelles qu'aient été leurs motivations, n'ont pas réussi à saisir leurs sauvegardes. Elles ne les ont pas laissés faire. Elles en arborent d'ailleurs les cicatrices, tantôt physiques, tantôt émotionnelles. Les unes pas moins profondes que les autres.
Et c'est ainsi que, une copie après l'autre, portée par une Plume après l'autre, on propage cette bibliothèque à qui veut bien la transmettre à son tour, ou même à qui osera simplement investir un peu de sueur ou trouver suffisamment de soleil pour alimenter une liseuse, en cachette. Car être une Plume Agile n'est pas sans risque. Être découvert avec un tel chargement, quoi qu'on compte en faire, ce n'est pas bien vu. Lire, et a fortiori écrire, c'est perçu comme du gâchis, de temps et d'énergie. Et par les temps qui courent, ce sont pratiquement des offenses capitales.
Bien sûr, il y a une lueur d'espoir. Tout le monde ne rejette pas notre combat en bloc non plus. Tout le monde ne nous dénoncerait pas. Mes parents, par exemple, n'étaient pas des Plumes Agiles. Et pourtant, quand ils m'ont trouvée le nez dans une fiction, il y a quelques années, le texte subrepticement laissé à ma portée par une Plume que je ne me souviens même pas d'avoir vue, au lieu de me faire un sermon, ils m'ont envoyée auprès des Rémiges. Enfin, une Rémige. La rumeur d'une Rémige. Ils s'inquiètent encore pour moi, mais au moins ils se disent que j'ai le soutien d'une congrégation. Quelque chose à dû leur souffler que je n'allais pas m'arrêter, comme tant d'autres l'ont pourtant fait avant moi, efficacement dissuadés par une pression sociale malavisée.
Parce qu'en plus, sur le principe, ce n'est même pas comme s'il y avait une loi explicitement contre ce que nous faisons. Mais, sous couvert de chefs d'accusation vagues tels qu'incitation à la dissidence ou trouble de l'ordre publique, nous retirer notre passe-temps lorsqu'on le découvre reste un accord tacite d'une majorité de la population. C'est triste à dire, mais la plupart des gens sont terrés dans l'ombre, apeurés par les conséquences des actions des générations passées. Comme si c'était la créativité et l'imagination qui avaient conduit à la dernière chute en date de la civilisation…
J'essaye souvent de relativiser en songeant avec compassion à tous les modes d'expression artistique qui ont également presque disparu en même temps que les écrits, plus ou moins de la même façon, mais dont la préservation, et d'autant plus la poursuite de production, n'ont pas été possibles car trop remarquables. Lire ou écrire un livre ne produit ni son ni lumière. On a cet avantage pour nous, comme quelques autres pratiques créatives, heureusement.
Toute à mes souvenirs et considération, je me rapproche du point de rencontre prévu pour aujourd'hui, en m'appliquant à ne pas avoir l'air de faire quoi que ce soit de plus excitant que rentrer chez moi, et surtout de sembler savoir là où je vais. Le lieu de rendez-vous change à chaque fois. Aussi, on ne rassemble jamais beaucoup de monde. On essaye de mettre en place une forme de roulement. À vrai dire, je pense que ce soir sera la plus forte concentration de Plumes à laquelle j'aurai jamais assistée. Un beau cadeau, pour moi. Et pour tous ceux qui arriveront à venir également. C'est un risque, mais il faut bien marquer une nouvelle décennie, non ?
Un frisson me parcourt la colonne vertébrale alors que j'aperçois le point de repère qui m'a été glissé à l'oreille au moment de se disperser la dernière fois. Je ne suis jamais aussi exaltée qu'à l'idée de retrouver d'autres Plumes, quel que soit leur nombre. C'est plus qu'un secret partagé : la lecture et l'écriture continueraient à nous unir même si une grosse majorité de la population ne percevait pas ces activités comme répréhensibles. Ce n'est pas une question de popularité ou de rentabilité, pour nous, c'est une pulsion sourde et intense d'aller au-delà de parler, de vouloir établir une communication durable et répétable avec d'autres, faisant fi aussi bien du temps que de l'espace. Et vouloir répondre à cet appel lorsqu'on l'entend venir d'autrui.
Je ne suis pas la première arrivée. À l'intérieur du bâtiment abandonné, je découvre une petite foule, sagement attroupée en sous-groupes, chacun à chuchoter autour d'un texte ou d'un autre, d'une idée ou la suivante, parfois même carrément de méthodologie, pour les plus scolaires. Une bonne chose qui a dû ressortir de la conjecture actuelle, c'est que lecteurs et auteurs échangent en temps-réel, face-à-face et de vive voix. Ça limite maladresses comme malentendus, au moins.
Je me mêle à l'assemblée, laissant traîner mes oreilles en même temps que mon sourire, à la recherche d'un thème auquel j'aurais quelque chose à apporter, ou même simplement une prise de parole qui pourrait m'intéresser plus qu'une autre. Je reconnais certains visages, en découvre d'autres. J'entends des titres que je n'ai pas encore choisi de parcourir, puis d'autres dont j'ai déjà englouti le contenu auquel ils sont associés. Certains débuts d'avis s'alignent avec le mien, tandis que d'autres beaucoup moins. Mais tout me fait plaisir à entendre. Car cet apparent brouhaha est pour moi la preuve que tout n'est pas perdu, qu'on peut toujours reconstruire ce qui a été détruit, voire faire mieux. C'est d'une telle émulsion que tout peut partir, pas du marasme ambiant au-dehors, auquel d'autres semblent satisfaits de s'astreindre.
N'ayant quitté mon statut de Duvet que depuis peu, je n'ai pas encore apporté ma pierre à l'édifice que nous bâtissons et protégeons ensemble. Je m'y prépare. J'appréhende un peu que ce soit de ce que j'ai écrit dont on puisse discuter. Ou peut-être que j'appréhende encore plus que personne n'en parle, de laisser strictement indifférent. Mais qu'importe les réactions et mon ressenti. Car aussi longtemps qu'il restera des Plumes Agiles, ce que j'aurai mis par écrit y restera. Nous sommes les fervents défenseurs d'un trésor, les gardiens d'une flamme qui ne devrait pouvoir s'éteindre qu'avec l'Humanité elle-même, et qui j'espère lui survivra. C'est étrange que nous soyons les seuls à nous en rendre compte, mais ça ne nous empêchera pas de continuer nos efforts jusqu'à ce que le reste de la population s'en souvienne. Et alors, peut-être que d'autres élans primaires aujourd'hui brimés pourront renaître à leur tour. Et tout rentrera dans l'ordre, dans le meilleur des désordres qui soit.
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