Transport commun

Ma passagère actuelle s'appelle Dana. Elle a 23 ans, les yeux gris-vert, et de courts cheveux blonds. Assise au fond de ma barque, son baluchon à côté d'elle, elle profite du paysage, un léger sourire flottant sur ses lèvres. Pour ma part debout à l'avant de l'embarcation, je nous fais avancer à lents et amples coups de rame.

Je n'ai jamais deux fois le même passager. Et non, ce n'est pas dû à la piètre qualité de mon service, au contraire ; c'est simplement une facétie de ce que j'offre. Toujours est-il que, par conséquent, je me plais à scruter chaque voyageur avec une certaine intensité.

La jeune femme semble apprécier la fine couche de brume blanche en suspension quelques millimètres au-dessus de la surface de l'eau. Si je ne l'en avais pas dissuadée d'un hochement de tête à la négative, elle aurait sans doute même oser effleurer le liquide noir et opaque sur lequel nous voguons tranquillement, d'ordinaire peu encourageant. Même l'odeur de la vase accumulée au pied des roseaux qui ornent la rive, portée par un vent qu'on jurerait pourtant presque absent, ne semble pas la déranger. Ce comportement n'est certes pas inédit, mais néanmoins suffisamment inhabituel pour être noté.

J'ai entendu dire que l'intérêt d'un voyage se situe souvent dans le trajet, et non dans la destination. Je suis assez lucide pour savoir que ce n'est pas vrai pour la promenade au fil de l'eau que je propose. Je remplis clairement une tâche utilitaire, de transporter un individu d'un point A à un point B, rien de plus. Passer un bon moment en transit en ma compagnie est totalement facultatif. Et rarement accompli, de toute manière. Non pas que je fasse un effort particulier, il faut bien le dire. Aucun passager n'est littéralement jamais le même, donc par principe de précaution, les consignes concernant mon interaction avec eux sont plutôt strictes.

Le débarcadère apparaît bientôt au loin, sur la rive opposée de celle depuis laquelle Dana a embarqué, bien entendu. Elle semble presque déçue lorsqu'elle l'aperçoit à son tour. Dans une manœuvre huilée par l'habitude, je viens ranger ma barque le long du ponton de bois. Ma passagère se lève, amène son sac à son épaule, puis rejoint la terre ferme d'une enjambée confiante. Un nouveau guide l'attend. Alors que je suis déjà en train de me détacher de la jetée, elle m'accorde un dernier regard, et même un signe de la main, avant d'emboîter le pas à mon collègue.

Encore une fois, ce geste n'a rien d'inédit, mais il est suffisamment rare pour être noté. Si j'étais doté de chair sur mon squelette, je sourirais peut-être. D'un nouveau coup de rame, je propulse mon esquif sur le Styx, en direction de mon prochain passager, qui m'attend probablement déjà au point d'embarcation.

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