Point de Non-Retour

- Tu as faim ?

La voix de sa fiancée sort David de ses pensées. Il décolle son front de la vitre et retire son menton de son poing, s'arrachant à sa contemplation passive du ruissellement des gouttes de pluie sur le verre trempé. Il observe la conductrice de la voiture pendant quelques secondes, comme pondérant sa réponse, ou peut-être même carrément la question qu'on lui pose :

- Non, ça va, merci, il finit par pratiquement murmurer.

Jill se permet un coup d'œil de côté, pour s'assurer qu'il sourit. C'est pâle, mais elle s'en contentera.

- Tu es sûr ? Il n'y a pas à manger à la maison, donc autant s'arrêter maintenant, elle se permet d'insister.

- C'est comme tu veux…

Le sourire du jeune homme s'élargit légèrement, et la rouquine se détend un peu.

Le silence retombe alors dans le véhicule, et les yeux de David retournent machinalement vers l'eau que la vitesse fait filer sur la carrosserie. Tout à cette observation, il n'avait même pas remarqué qu'ils étaient de retour en ville, en fait. Ils ne devraient plus tarder à atteindre leur destination, désormais. Non pas que le trajet dans son entièreté ait déjà été particulièrement long. Mais, déconcentré, le passager avait perdu la notion du temps.

Finalement, Jill ne fait pas mine de s'arrêter. Elle voulait sans nul doute simplement engager la conversation. Il est vrai que d'ordinaire, c'est plutôt lui qui conduit, et elle qui s'occupe de l'environnement sonore. Pas aujourd'hui, cependant. Pas pour ce voyage-ci. Mais même si elle avait eu le contrôle de l'autoradio, elle ne l'aurait pas mis en marche. Et le mutisme de David n'a rien à voir non plus avec le fait qu'il n'est pas au volant.

Enfin, leur rue apparaît. La jeune femme s'y engage et vient se garer sous leur porche. Après avoir coupé le moteur, elle retire sa ceinture de sécurité, et se tourne vers son conjoint. Il n'y a plus rien à voir à travers la vitre de sa portière, et pourtant il fixe toujours dans cette direction.

- On est arrivés, lui annonce doucement la jolie rousse après un moment de flottement.

Une nouvelle fois, sa voix sort David de sa torpeur. Il lui accorde son attention, plongeant son regard vert pâle dans ses grands iris bleus. Puis, sa vision se trouble. Et après la première larme, d'autres suivent sans discontinuer.

Il n'avait pas pleuré jusqu'à maintenant. Parce qu'il ne s'était pas rendu compte du problème. Pas vraiment. Pas avant cette phrase pourtant sans arrière-pensée. Non, ils ne sont pas arrivés. Pas lui, en tous cas. Lui, il est un peu resté là-bas, dans la tombe de sa sœur jumelle. Aussi loin il pourra aller, une partie de lui ne quittera jamais ce cimetière. Une partie de lui a déjà entreprit l'ultime voyage. Et il serait bien incapable de dire s'il pleure parce qu'il voudrait la suivre, ou justement parce qu'il ne veut pas.

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