Ils viennent avec la pluie
Voilà un peu plus d'une semaine que l'Irida, fier porte-conteneurs d'à peine deux centaines de mètres, pas très grand selon les standards de la flotte mondiale, a quitté les côtes de la Grèce à destination de celles de la Chine. Quelque part entre la pointe du Yémen et celle de l'Inde, le navire vogue tant bien que mal dans la nuit, sa vitesse de croisière d'une petite vingtaine de nœuds difficile à maintenir sur les flots récalcitrants. La quinzaine d'hommes de l'équipage, familiers du trajet comme des facéties de mère nature, vaquent pourtant à leurs activités nocturnes avec l'insouciance conférée par l'habitude.
Comme chaque soir depuis le début de la tempête, c'est Joris, le plus jeune matelot à bord, qui parcourt le pont principal, armé d'une lampe torche. Vêtu d'un ensemble ciré, un gros bonnet enfoncé sur son épaisse chevelure bouclée, il zigzague entre les conteneurs, s'assurant qu'aucun n'est endommagé, qu'aucune sangle n'est usée, bref, que tout est en bon état. Le vent marin, enragé, pousse les ouvriers à des inspections fréquentes de leur chargement, ainsi que du matériel extérieur de leur bâtiment, à la merci des intempéries. Tout comme eux, d'ailleurs. Pour la plupart, ils ont toujours vécu près de la mer, et l'eau salée qui les éclabousse par grandes giclées dès qu'ils mettent le nez dehors n'est pas un inconvénient majeur ; le froid, en revanche, a cette fâcheuse tendance à s'immiscer sournoisement dans le creux de leur cou, et mordre le peu de leur visage laissé découvert, ce qui n'est jamais très confortable pour personne, accoutumance ou non.
Alors que Joris a traversé la moitié du bateau environ, la pluie se met à tomber, lui faisant serrer les dents. Il ne s'attendait certes pas à une promenade de santé en embarquant, mais la saison ne laissait pourtant présager que du beau temps sur leur trajet. C'est simple, depuis qu'ils ont passé le Canal de Suez, soit après moins d'une journée de voyage, il semble que les éléments leur en veuillent. Les vagues se sont rebellées les premières, allant jusqu'à donner la nausée à plusieurs marins, pourtant expérimentés. On a mis ça sur le compte de la localisation de leur cabine. Peu après, c'est le vent qui s'est levé, accompagnant de ses bourrasques la mélodie déjà disharmonieuse jouée par la houle. Là, on a blâmé les dieux d'autrefois, en riant. Il y a bien un Ulysse à bord, c'est vrai.
Tout à son agacement à l'encontre de la météo décidément peu clémente, le jeune matelot, dans l'obscurité, ne voit pas sur quoi il manque de perdre l'équilibre. Il se rattrape in extremis au caisson le plus proche, sur lequel sa prise glisse également mais qui lui permet tout de même de ne pas chuter. Pestant, il secoue sa main désormais poisseuse, à défaut d'une surface adéquate pour l'éponger. Il est sur le point d'y braquer sa torche lorsqu'il lui semble entendre une altercation, en provenance de la passerelle, à l'avant du bateau. C'est plutôt loin, mais après tout il y a vraiment beaucoup de vent, donc ça peut éventuellement porter. Intrigué, il rebrousse chemin, bien que coupant tout droit entre les pavés métalliques, cette fois.
À l'approche de la proue, il n'entend plus les voix. Et comme il ne repère personne non plus, pas même en ombres chinoises à l'intérieur de la salle de navigation éclairée, il se met à se demander si son ouïe ne lui aurait pas simplement joué un tour. interpeller quelqu'un sur un navire de cette taille et par ce temps paraît en effet plutôt idiot. Il décroche le talkie qu'il porte à la hanche, pour en vérifier les batteries, et la petite diode en est allumée, signifiant que l'appareil fonctionne. Si on avait eu besoin de lui, on l'aurait contacté par ce biais.
Un grincement dans son dos, suffisamment sonore pour se faire entendre par-dessus le vacarme des vagues et les hurlements du vent, fait faire brusquement volte-face à Joris. Il l'a perçu bien plus clairement que les éclats de voix de tout à l'heure, et ce bruit pourrait très bien être produit par un caisson endommagé, sa porte s'ouvrant à cause d'une sangle qui aurait lâché, par exemple. Bien que convaincu d'avoir déjà examiné les conteneurs concernés, le jeune marin se dirige tout de même vers l'origine du grincement. Il l'entend cependant bientôt à nouveau, en provenance de Tribord cette fois, et non plus Bâbord. Il s'arrête alors, et commence à se demander si peut-être on ne serait pas en train de lui faire une mauvaise blague. Il est le petit nouveau, après tout. Ce ne serait pas la première fois.
La foudre qui tombe, si proche que le son et la lumière en sont pratiquement simultanés, le fait sursauter et échapper ses outils. Secouant la tête à son idiote nervosité, il se baisse pour récupérer ses deux instruments. À la lumière d'un nouvel éclair, il croit alors apercevoir, du coin de l'œil, une ombre passer au bout du couloir formé par les boîtes de transport. Joris raccroche sa radio à son côté et pointe à nouveau le faisceau de sa lampe devant lui, mais il ne voit rien d'autre que les traits de la pluie, aussi gros que serrés. Soupirant, il se dit que si ses compagnons de route voulaient lui faire peur, ils ont réussi, mais ils auraient quand même pu choisir un autre moment qu'en pleine tempête à l'approche de minuit.
Le grincement retentit à nouveau, en hauteur cette fois. Joris braque sa torche vers le haut avec une moue mécontente ; si ce sont effectivement ses camarades de bord qui sont responsables de ce bruit répété, ils sont tout bonnement imprudents. Fronçant les sourcils à ce manque de respect pour les règles les plus basiques de sécurité, il se met à frapper du poing sur le côté de la grande caisse métallique et appelle, communiquant à ses collègues qu'ils ont fait leur plaisanterie et que maintenant ça suffit.
Rien ni personne ne lui répond, à part le vent qui hurle toujours, sifflant même parfois, tant il s'engouffre entre les conteneurs par grosses bourrasques. Une chance que le bateau soit de suffisamment grandes dimensions pour ne pas être encore trop secoué. Une chance aussi que Joris se trouve dans l'allée centrale, car les côtés doivent être mis à rude épreuve par le vagues qui persistent à s'y briser avec violence. Refusant de reprendre son inspection du chargement et des équipements avant d'avoir confronté les autres, le matelot se remet en marche vers la passerelle, se disant que c'est là-bas qu'il a le plus de chance de les trouver.
Une masse sombre, vaguement de la forme d'un sac à patate mais un peu moins volumineuse, vient tout à coup s'écraser sur le pont dans un bruit humide, quelques mètres devant lui, le faisant s'arrêter. Un filet de vapeur semble s'échapper de l'amas indistinct, visible dans la lumière indirecte de la salle de contrôle, laissant supposer qu'il est plus chaud que l'air ambiant. Joris s'approche et tend la main, mais lorsque ses doigts passent dans le rayon de sa torche, il remarque que la substance poisseuse sur laquelle il a dérapé un peu plus tôt a laissé sa peau verdie, d'un vert sombre incrusté que même la pluie n'a pas lavé. Il fronce les sourcils, aucun liquide pouvant normalement se trouver à bord n'ayant cette couleur.
Un deuxième bruit humide retentit dans son dos, signalant l'arrivée sur le pont d'une nouvelle masse molle, quoiqu'un peu plus petite que la précédente. Seulement à cet instant a-t-il l'idée de lever les yeux en l'air, juste à temps pour voir arriver un troisième objet et pouvoir faire un écart afin de l'éviter. Moins flasque que les précédents, plus en longueur, le projectile rebondit presque sur le pont, précisément là où se tenant le jeune marin une seconde plus tôt.
Le retour du grincement en hauteur lui fait relever le menton avant d'avoir pu examiner ce dernier paquet. La pluie qui tombe avec une ardeur croissante l'empêche cependant de voir quoi que ce soit. Oubliant la masse visqueuse qu'il a vue tomber en premier, il fait un pas en arrière, vers le centre de commande. Inévitablement, il glisse et, incapable de se rattraper sur quoi que ce soit cette fois, s'étale de tout son long, sur le dos, sa tête venant durement heurter le métal. Il ferme les yeux et se frotte un moment l'occiput avant de se redresser en position assise.
Il tombe alors nez à nez avec un visage monstrueux. Celui d'un homme, aux orbites évidés et à la barbe couverte de moisissure, sa peau luisant d'une effrayante et sourde lueur verte. Le faciès cauchemardesque sourit, dévoilant des crocs démesurés dans sa bouche soudain tout aussi disproportionnée.
Joris hurle et commence à ramper à reculons, terrifié. La vision spectrale, qui avait mis genou à terre face à lui, se redresse, révélant un costume élégant mais vieilli. Derrière son épaule se tient une silhouette féminine, sa chevelure blanche rappelant la toile d'une araignée, et ses yeux entièrement rouge vif, au diapason de la lueur qui émane d'elle, semblable à celle de son compagnon en tout sauf la couleur. Dans l'une de ses mains : une crâne. Dans l'autre : les tissus qu'il a fallu ôter à son possesseur pour révéler l'ossement.
Joris, toujours à terre, parvient à se retourner, arrachant son regard des deux affreuses apparitions. Dans sa panique, il lâche même sa torche, la laissant éclairer le vide, ne se raccrochant plus qu'aux lumières de la salle des commandes pour se guider. Il y a quelques instants, elle lui semblait toute proche ; maintenant, alors qu'il s'en est pourtant rapproché, il a l'impression qu'il n'y arrivera jamais. Il n'a même pas la présence d'esprit d'user de son talkie pour appeler à l'aide.
Une paire de pieds nus, scintillant d'un violet malsain, apparaît devant lui, surgissant de derrière un conteneur, contraignant le jeune homme à s'immobiliser. Il lève lentement la tête pour découvrir une petite fille, un ours en peluche à trois pattes dans la main, de la mousse sortant par le trou béant de celle manquante, et le poil synthétique brillant de la même lumière malsaine que sa propriétaire. Le visage poupon de la fillette, entouré de courtes et sombres mèches folles, lui offre un sourire tout aussi démoniaque que celui qui pourrait être son grand-père lui a adressé juste avant.
Joris se met à pleurer, ses larmes se mêlant à la pluie qui tombe à seaux. Du bout de son petit peton, l'enfant vient pousser son front, comme joueuse. Le marin retombe en arrière, en position assise, le contact avec l'entité lui ayant glacé le sang. Amusée, elle rit, d'un rire strident et dissonant, auquel fait écho l'orage.
Une vive douleur à l'épaule gauche, accompagnée du froid qui s'engouffre dans l'entaille faite dans ses vêtements pour lui infliger cette coupure, permet à Joris de reprendre un peu ses esprits. Il bondit sur ses pieds et s'élance à travers le navire, entre les caissons. Il connaît les lieux. Il sait où il va. Il va s'en sortir. Il va retrouver les autres et échapper à ces abominables apparitions.
Il aperçoit, dans sa vision périphérique, une nouvelle figure, tout aussi inquiétante que les précédentes. Il court, et comme il a choisi de longer la coque, des vagues le submergent à plusieurs reprises, brouillant sa visibilité déjà réduite par le déluge qui s'abat sur l'océan et ses occupants. Il lui semble néanmoins distinguer une nouvelle silhouette féminine, beaucoup moins élégante que la précédente, et rayonnant bleu celle-ci. Elle apparaît, dans une position toujours plus lascive que la précédente, entre chaque conteneur qu'il dépasse, alors qu'il se démène et qu'elle ne semble pourtant jamais ne serait-ce que faire mine d'esquisser un geste.
Avec un soulagement extrême, Joris atteint enfin l'escalier qui conduit à la salle de contrôle du bateau. Trempé, gelé, terrorisé, il grimpe les marches pratiquement à quatre pattes. Les quatre funestes passagers clandestins qui ont provoqué sa fuite se tiennent debout sur le pont, sagement en rang d'oignon, insensibles aux éléments qui se déchaînent autour d'eux, les éclairs qui zèbrent le firmament un terrible arrière-plan à l'atroce et vicié portrait de famille qu'ils forment.
Le matelot se jette sur la porte comme la misère sur le monde, la martelant frénétiquement avant même d'essayer de l'ouvrir. Il n'a cependant pas le loisir de concrétiser cette intention, car un molosse immonde, au poil orange comme incandescent, se jette sur l'autre côté de la porte, sa gueule béante et dégoulinante. Seulement alors Joris remarque-t-il le carnage qui s'est déroulé à l'intérieur. Le sang est partout. Des éclaboussures sur les vitres, de larges flaques sur le sol, et des traînées qui, comme un jeu de piste funèbre, mènent aux diverses parties du corps de l'un ou l'autre de ses collègues, détachées les unes des autres.
Après un terrible instant de choc et d'effroi, Joris vomit. Il rend l'entièreté du contenu de son estomac du premier coup, et pourtant il continue à être secoué de violent spasmes gastriques, qui le laissent plié en deux.
Une répétition de la vive douleur déjà reçue à son épaule gauche mais dans le bas de son dos le fait, à nouveau, sortir de son hébètement. Il se retourne précipitamment, la seule possibilité d'origine de l'attaque étant derrière lui, et se retrouve acculé à la porte de la cabine, de l'autre côté de laquelle le molosse des enfers est toujours debout, ses aboiements surréalistes se mêlant au grondements du tonnerre.
Un jeune homme, aux traits émaciés à l'extrême, se tient devant Joris, cette fois chatoyant d'une lueur azurée, plus claire que le bleu de la jeune femme entrevue plus tôt, mais non moins angoissante. Il fait jouer entre ses doigts squelettiques une longue et fine lame, à n'en pas douter ce qu'il a utilisé pour couper le jeune matelot, aux quelques gouttes cramoisies qui en parent encore le fil, bientôt lavées par le vent et la pluie. De sa main libre, le nouveau venu salue Joris de son haut de forme, avant d'afficher ce même sourire que les autres, toujours aussi horrible.
Le jeune marin se remet à pleurer, doucement cette fois, se résignant à son sort. En biais, il jette un œil au reste de ses tortionnaires, en contrebas. L'homme en vert fait tournoyer la dame en rouge sur elle-même, le crâne toujours à la main, comme dans une valse morbide. La petite fille, bras ballants, son ourson traînant par terre, a le menton levé, ses yeux sans sclérotique braqués vers le ciel, comme s'ils pouvaient voir les étoiles pourtant depuis longtemps happées par la nuit noire et les nuages de la tempête. La jeune femme en bleu se détache du groupe pour rejoindre la créature décharnée se tenant devant le jeune marin, d'une démarche délibérément lente, frôlant la rampe du bout de ses longs ongles acérés.
D'un geste aussi rapide que chirurgical, curieusement simultané à un nouveau coup de tonnerre, le cachectique phantasme tranche dans l'abdomen puis la gorge du matelot, aussi profondément que précisément. Stupide réflexe, ce dernier vient placer ses mains sur ses blessures, pourtant indubitablement fatales, avant de s'effondrer, ses forces le quittant en même temps que sa vie. La dernière chose qu'il voit est un titanesque tentacule jaune qui surgit des flots, prêt à fondre sur l'Irida et ainsi assurer son inhumation, au même titre que celle de son équipage mutilé, au tréfonds de l'Océan Indien.
Une épave de plus à leur actif, les responsables du naufrage célèbrent comme il se doit. Dès qu'il a rangé son couteau dans la poche intérieure de sa veste, le jeune homme indigo invite, toujours sans un mot, la jeune femme en bleu à se joindre au ballet initié par l'autre couple. À la surface de l'eau, d'où surgissent encore quelques bulles suite à l'engloutissement du navire, les deux duos virevoltent chacun à leur manière, au rythme imprévisible des coups de tonnerre. La fillette violette joue avec le chien orange, qui a traversé la porte de la salle des commandes aussitôt après le décès de leur dernière victime. Elle lui lance sa peluche, qui semble immunisée au vent qui souffle toujours de tous côtés. Parfois, le tentacule géant ressort de l'onde, pour participer au jeu, lorsque le cerbère n'est pas assez rapide pour réceptionner le jouet avant qu'il ne touche mer. Les sept couleurs de l'arc-en-ciel, ici détournées du message d'espoir auquel elles sont habituellement associées, scintillent dans la nuit, dans laquelle elles repartiront bientôt, lorsque la pluie aura cessé de tomber.
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