Exil
— Ce sera à quel nom, Monsieur ?
— …
Alors que la guichetière me demande mon patronyme en souriant, je suis frappé par le symbolisme de cette étape, souligné par le fait que c'est la première fois que je la franchis seul.
Je me remémore soudain avec une étonnante clarté tous mes changements de nom, ainsi que la première personne à qui j'ai dû donner chacun de ces alias. Dans mon plus ancien souvenir sur le sujet, j'avais à peu près six ans, et je voyageais avec un grand groupe de gens d'âges divers ; dans le dernier, datant d'il y a à peine plus de dix-huit mois, je n'étais qu'avec ma mère adoptive, de seulement vingt ans mon aînée. Entre ces deux instants ancrés dans ma mémoire, petit à petit, les rangs de mes accompagnateurs se sont réduits. Les plus jeunes ont disparus les premiers, puis les plus vieux, en masse. Ensuite, lorsqu'il n'est plus resté que les individus d'âge moyen, si la fréquence des disparitions n'a jamais vraiment diminué, nous avons rarement perdu plus de deux ou trois personnes par Incident, ce qui était une amélioration de notre situation, en un sens.
J'aimerais pouvoir penser que rien ne sert de broyer du noir en ruminant le passé, mais je ne doute hélas pas que l'avenir ne me réserve rien de différent de ce que j'ai traversé jusqu'ici.
C'est toujours la même chose, et rien n'indique que ça puisse changer un jour. On renouvelle entièrement son identité, puis on part le plus loin possible de là où on s'était installé la dernière fois qu'on a fait peau neuve. Et ensuite, on vit du mieux qu'on peut, caché, jusqu'à ce que le pot aux roses soit découvert, qu'un Incident s'ensuive invariablement, et que les survivants doivent recommencer la manœuvre. Enfin, je suppose qu'après moi, le cycle sera rompu, car lorsque je serai démasqué – puisque c'est inévitable – il n'y aura pas d'autre choix de victime que moi, et donc pas la possibilité de rescapés. Tant pis, mon espèce se sera bien battue, c'est tout ce à quoi on peut tendre, à ce stade de l'Histoire.
Je jette un regard circulaire autour de moi, à toutes ces créatures qui un jour, paraît-il, faisaient l'objet d'œuvres de fiction, et dont c'est justement l'invasion massive qui m'a conféré le statut d'animal en voie de disparition. Je détaille les plus étranges, aux couleurs et aux nombres de membres, d'yeux, voire d'appendices incongrus, mais également ceux qui me sont le plus semblable, parmi lesquels je tente toujours tant bien que mal de me dissimuler, en espérant retarder l'échéance de mon ajout au menu du jour. Au milieu de cet océan d'aliens dans tous les sens du terme, conscient que je suis peut-être le dernier humain sur Terre, ma solitude se fait pesante.
— Monsieur ? Votre nom, s'il vous plaît, la guichetière à la peau bleue me tire de ma rêverie, son œil unique me jetant un drôle de regard.
— Pardon, j'ai eu un moment d'absence, je m'excuse en souriant, dévoilant mes crocs factices. Island. Je m'appelle Benedikt Island.
Je ne saurais dire si c'est ma destination tropicale ou mon isolement qui m'a inspiré ce nom d'emprunt, mais peu importe. Seul au monde, je n'aurai après tout jamais personne avec qui en discuter…
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