Filature
D'un dernier coup de pagaie, j'amène mon canoë de fortune contre la rive. Je me saisis ensuite de chaque côté de mon embarcation pour m'en extirper ; l'eau est froide, mais ce qui m'importe le plus c'est que son niveau ne m'arrive qu'à mi-cuisse, mes vêtements ainsi commodément épargnés. Je sors du lac en traînant mon fidèle esquif derrière moi, et après y avoir récupéré mes affaires, je le mets en appui sur un arbre, pour qu'il sèche d'ici à mon retour.
Je pose tout mon bardas au pied de ce même arbre, et n'y prélève que le strict minimum : arc, carquois, couteau de chasse, et sac à gibier. Je m'enfonce ensuite dans les bois, d'un pas furtif mais assuré. Mon regard alterne entre le sol et les alentours, cherchant d'éventuelles traces d'animaux, qui me permettraient de commencer la traque de mon déjeuner. Je pêche depuis un moment, alors j'ai jugé ce matin qu'il était temps de faire varier l'origine de mes protéines.
Il ne me faut pas vraiment longtemps pour repérer la piste d'un léporidé quelconque. Je suis ses empreintes dans la terre et les menus dégâts qu'il a faits çà et là sur la végétation, jusqu'à arriver à la lisière de la forêt. Une grande prairie en friche s'ouvre alors à moi, traversée d'une étroite bande de hautes herbes fraîchement aplaties, sans nul doute le chemin pris par ma cible. Ayant à peine besoin de me baisser pour ne pas dépasser parmi les grandes tiges, j'emboîte le pas au lagomorphe sans hésiter.
Lorsque j'atteins l'autre côté du pré, le lièvre – car c'est un lièvre – n'est plus qu'à une vingtaine de mètres de moi. Il grignote tranquillement les petites plantes qui poussent entre les pavés de la terrasse sur laquelle nous nous trouvons désormais tous les deux. Par chance, le vent est contre moi, ce qui m'est profitable d'un point de vue de camouflage, tant olfactif que sonore ; peu importe si mon tir va devoir en être un peu plus puissant. J'encoche une flèche, amène son empennage à mon oreille, vise en inspirant, ouvre les doigts en expirant, et mon trait part se planter en plein cœur du petit animal, le tuant sur le coup.
Alors que je rejoins ma prise et pose mon arme à côté de son cadavre, mes yeux tombent sur la corde sans laquelle je n'aurais jamais pu obtenir cette source de nourriture. Puis, je repense tout à coup à la ligne que j'ai tant de fois lancée dans une étendue d'eau ou une autre, en quête de nourriture également. Je me surprends ensuite à lever la tête vers le linge étendu à une paire de mètres de ma position, qui m'a d'ailleurs permis de mieux estimer la force et l'orientation du vent ; un caleçon, une nuisette et un lange sont tout ce dont j'ai besoin pour savoir qu'un jeune couple vivait ici avec leur bébé. Et je me remémore aussi toutes ces mèches de dynamite qu'une simple étincelle a suffi à dévorer, pendant la Grande Guerre, et les morts qui ont suivi. N'est-il pas étrange que, avant, pendant, ou après la quasi-totale extinction de notre espèce, toute notre vie repose toujours d'une manière ou d'une autre sur un fil ?
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