Vers l'agrypnie et au-delà
Sujet numéro 48 : Sergent Lukas Middleton, 23 ans, 1m84, 76kg.
Officier superviseur : Major Matteo Palanti.
Projet Gilgamesh. Septième jour.
Drip, drip, drip. L'eau dégouline lentement des cheveux de Lukas sur son front, jusqu'à son nez, pour couler le long de celui-ci, à la pointe duquel elle s'accumule peu à peu, jusqu'à enfin former une goutte suffisamment pesante pour s'en détacher et rejoindre le sol. Le soldat papillonne des yeux, pour éviter que le liquide n'y pénètre, mais ses paupières sont presque trop lourdes de sommeil pour lui permettre ce simple réflexe.
Ça doit faire quelque chose comme cinq fois maintenant que le Major a eu recours à cette technique pour empêcher son sous-officier de s'endormir. C'est à croire qu'il prend plaisir à lui jeter des seaux d'eau froide à la figure. La vive lumière artificielle braquée droit sur le visage du jeune homme ne lui permet cependant pas d'en avoir la certitude, puisqu'elle l'empêche de distinguer quoi que ce soit au-delà du spot duquel elle provient, placé à moins d'un mètre de lui.
Mais avoir la confirmation que Palanti aime le torturer ne lui apporterait rien. La colère ou la haine ne seraient qu'une perte de temps, tout comme le désespoir. En fait, quelle que soit l'émotion que pourrait susciter la vision de son tortionnaire, qu'il soit effectivement en train de jubiler de son sort ou non, elle serait contre-productive. Ainsi, aussi éblouissante cette lumière soit-elle, Lukas préfère encore qu'elle reste là où elle est.
Pris d'une démangeaison dans son poignet droit, il frotte ses mains l'une contre l'autre, du mieux qu'il peut dans leur état lié dans son dos, derrière le dossier de la chaise métallique sur laquelle il est assis depuis des jours.
Il a perdu le compte, mais c'est intentionnel. Savoir le temps qui s'est écoulé ne ferait que renforcer son envie de dormir. Ne serait-ce qu'être conscient de la nuit, une fois seulement, aurait un impact psychosomatique suffisant pour réduire à néant tous les efforts qu'il a faits jusqu'ici. Cette expérience est déjà assez inconfortable comme ça, et si son supérieur a un certain goût pour les méthodes de lutte contre la somnolence les plus brutales, il a quand même la décence de ne pas soumettre ses volontaires à la tentation plus que nécessaire. Pas avant qu'ils ne soient prêts, en tous cas. Après tout, il a tout autant intérêt qu'eux à ce que l'expérience se termine par un succès le plus vite possible, car une bonne partie de son plaisir repose sur le changement régulier de son cobaye, et il est trop fier pour passer au suivant avant d'en avoir fini avec le précédent.
Trempé jusqu'aux os mais trop déphasé pour grelotter, Lukas garde la tête baissée, fixant ses yeux rougis de sommeil vers le sol de béton nu, entre ses pieds tout aussi peu habillés. Ses nuits blanches d'adolescent lui paraissent bien peu de choses, désormais. Et dire qu'il avait l'impression d'avoir accompli un exploit, en ce temps-là. Remarque, peut-être que sa propension à faire le mur il y a une demi-douzaine d'années explique pourquoi aujourd'hui il s'est porté volontaire et a été accepté pour ce programme. Jusqu'à maintenant, il n'avait jamais pris cette histoire de prédisposition comportementale au sérieux, mais peut-être devrait-il reconsidérer sa position.
— Hey ! Hey, Middleton ! Ne me lâche pas, espèce de petit merdeux !
La voix puissante du Major tire le soldat blond de ses pensées, ne manquant pas de le faire violemment sursauter. Ses liens qui s'enfoncent dans la chair de ses poignets lui tirent une grimace, mais il ne laisse échapper aucune plainte, s'accrochant au contraire à la douleur comme à une bouée de sauvetage ; puisqu'il a déjà reçu son quota d'adrénaline de synthèse, il n'a maintenant plus droit qu'à ses propres hormones stimulantes, alors autant en faire bon usage.
Il se demande pourquoi il n'y a pas pensé à la douleur avant, surtout que ce n'est pas comme si Palanti ne lui avait pas déjà asséné quelques coups bien placés très exactement dans cette optique, mais même s'il ne s'estime pas stupide, il n'est pas entré dans l'armée grâce à son quotient intellectuel. Sans compter qu'il n'a pas dormi depuis des jours, ce qui fait probablement obstacle à sa réflexion.
À force de se débattre, bien que doucement, Lukas sent un filet de sang chaud serpenter à travers sa paume jusqu'au bout de son majeur gauche, d'où il rejoint le sol, goutte à goutte. Bien qu'il soit déjà dégoulinant d'eau, qui n'a pas encore fini de s'égoutter totalement de sa personne, le soldat jurerait qu'il peut distinguer le son de ces nouvelles gouttes parmi celui des autres, comme si l'infime différence de densité entre les deux liquides était suffisante pour que le son produit par les gouttes de l'un diffère de celui engendré par les gouttes de l'autre. Cette soudaine acuité auditive le fait froncer les sourcils, mais pas autant que cette odeur inconnue qui assaillit tout à coup ses narines, et qui le fait saliver sans qu'il ne sache trop pourquoi. Tandis qu'il renifle, cherchant à identifier la fragrance salée, la marche de long en large qu'avait entreprise son supérieur juste après l'avoir interpellé s'interrompt.
Un grand coup est alors frappé sur un des parois de taule de la pièce préfabriquée dans laquelle se trouvent les deux hommes. La boîte crânienne de Lukas résonne comme un carillon en folie, brisant sa concentration sur son ouïe et son odorat, mais il se retient de gémir, ne voulant pas décevoir son chef. Serrant les dents, il choisit de fixer le projecteur devant lui, jusqu'à en être entièrement aveuglé.
Sauf que l'aveuglement ne vient pas. Au contraire, peu à peu, la lumière semble diminuer en intensité, jusqu'à être réduite à un simple point blanc, au niveau de l'ampoule de laquelle elle émane. Lukas lève les yeux vers Palanti, se demandant pourquoi il a baissé l'éclairage. Devant le regard fixe et inexpressif du Major, il reporte à nouveau son attention sur le spot, et en en suivant le cordon électrique qui rampe par terre, il se rend compte qu'il n'y a rien dans la pièce permettant d'affecter sa puissance – ce qui est pour des raisons de sécurité pas illogique, étant donné l'inondation fréquente des lieux.
Lorsque ses yeux bleus reviennent sur son supérieur, interrogateurs, un sourire a commencé à étirer les lèvres de ce dernier, qui sort un grand couteau de chasse de sa ceinture. Lukas ne panique pas, ayant une confiance totale en l'autre homme. Il le laisse contourner sa chaise et venir trancher ses liens dans son dos, dans le bruit feutré du métal bien aiguisé contre le plastique. Immédiatement, il se lève au garde à vous, ignorant la fatigue accumulée ces derniers jours, à rester éveillé sur cette maudite chaise.
Si son chef le libère enfin, ça signifie de toute façon qu'ils ont réussi, et qu'il ne cèdera plus jamais à l'épuisement. Ça veut dire qu'ils ont littéralement fait de lui un requin. Ces prédateurs marins sont en effet réputés pour ne jamais dormir, ce dont ils sont en fait capables en reposant tout simplement un seul de leurs hémisphères cérébraux à la fois. En gros. Sur un humain, arriver à déclencher un réflexe similaire est extrêmement rare, d'une part car la seule possibilité d'en être capable est apparemment déjà soumise à des conditions biologiques bien trop complexes pour que Lukas ait seulement essayé de les comprendre, et d'autre part parce que le procédé utilisé à ce jour pour obtenir ce résultat est pour le moins agressif, comme il vient d'en faire l'expérience.
Mais lorsqu'on y arrive, tout change. La moitié du temps, on devient un pur prédateur, et l'autre moitié, une boule d'émotions. Un cerveau humain est de toute évidence un peu plus complexe qu'un cerveau de poisson, ce qui implique que la mise en veille de certaines zones soit un peu plus dérangeante chez l'un que chez l'autre. Mais au diable ces conséquences, car dans ce corps de métier, ce n'est embêtant que douze heures par jour en moyenne. Les autres douze heures, c'est même plutôt arrangeant, de réveiller ses instincts les plus primitifs.
Commentaires
Enregistrer un commentaire
Alors ? Ça vous a plu ?