Sommeil paradoxal

Un rayon de soleil qui tombe très exactement sur mes paupières closes me réveille. Certains n'aiment pas ça du tout, mais pas moi. Au contraire, j'ai tout agencé dans ma chambre pour pouvoir bénéficier de ce réveil naturel. Les miroirs rotatifs que j'ai mis en place permettent même que ça survienne toujours à la même heure, quel que soit le jour de l'année. Plutôt ingénieux, me direz-vous, mais en même temps bricoler des trucs mécaniques est mon métier. Je passe mes journées à bidouiller les différents éléments de machines plus complexes les unes que les autres, alors ce système en particulier a été pour moi un jeu d'enfant.

L'astre solaire, comme chaque matin, me contraint à garder les yeux fermés encore une minute bien que je ne sois plus dans l'inconscience, mais ça n'a rien d'une torture. Ça me force à me réveiller en douceur, à appréhender mon environnement de manière progressive, à l'aide de chacun de mes sens les moins affûtés, avant que les informations visuelles ne me submergent. Le pied total, si vous voulez mon avis.

La première chose que je détecte est mon mari à mes côtés. Son odeur que je connais si bien, son bras posé sur moi, sa respiration régulière à mon oreille et dans mon cou. Un sourire se dessine sur mes lèvres. Certes, John pèse son poids, mais en même temps je ne peux pas me plaindre, c'est ma faute pour avoir épousé un soldat d'1m90. Et puis bon, il me tient plus chaud que n'importe quelle couverture, et en grattant considérablement moins. J'admets que dans tout autre climat ça ne pourrait pas être considéré comme un avantage notable, mais ici tout n'est jamais que banquise et neige éternelle, quelle que soit la saison, alors ça ajoute à la liste déjà longue des qualités que je lui connaissais avant que nous ne déménagions dans les environs.

Comme s'il avait senti que je ne dormais plus, le chien pénètre dans la chambre en poussant la porte avec son museau et vient lécher ma main gauche, qui pend mollement en dehors du lit. La grattouille que je lui accorde est maladroite, dans mon état de somnolence avancé, mais il s'en contente.

— Tu me tues, grommelle alors John d'une voix encore à moitié endormie, sans doute réveillé par mon mouvement, aussi imperceptible a-t-il pu me paraître à moi.

Mon cher et tendre est un lève-tard, et à cause de moi il n'a pratiquement jamais l'occasion de faire la grasse matinée. C'est d'ailleurs probablement sa plus grande preuve d'amour qu'il insiste pour que nous partions travailler ensemble. J'étouffe un éclat de rire et viens déposer un baiser au coin de ses lèvres avant de m'extirper de sous son bras et de me rendre à la salle de bain. Il ne m'y rejoint qu'un quart d'heure plus tard, alors que ça fait plus de cinq minutes que j'ai quitté la douche et suis en plein combat de regards avec mon reflet, par l'intermédiaire de la portion de miroir de laquelle j'ai ôté la buée.

Il est facile d'oublier la journée qui nous attend quand on se lève avec le soleil, et dans les bras de celui qu'on aime. Me connaissant trop bien pour ne pas savoir ce qui me dérange, John vient poser ses mains sur mes hanches, son visage carré apparaissant au dessus de mon épaule dans la glace en face de moi.

— Ça ne sera pas pire qu'hier. Ce n'est jamais pire que le jour d'avant.

— Ce n'est pas statistiquement prouvé, ce que tu avances, je rétorque, quoiqu'en me forçant à sourire.

C'est son tour d'étouffer un ricanement, après quoi il m'embrasse derrière l'oreille et va prendre sa douche à son tour. Je pousse un lourd soupir, et parviens enfin à m'arracher à ma propre emprise hypnotique.

De retour dans la chambre, j'échange la serviette qui m'entourait pour un pantalon et une polaire. Une fois mes chaussettes enfilées, je me rends à la cuisine, où je mets la cafetière en route. L'odeur poignante du breuvage embaume rapidement la pièce, et John ne tarde pas à arriver, portant une tenue similaire à la mienne, uniforme standard de la base militaire dans laquelle nous travaillons tous les deux.

Comme je l'ai déjà mentionné, je suis au département d'ingénierie mécanique, et John, lui, est un soldat. Je reste dans les bâtiments pendant qu'il patrouille les alentours avec son unité. Il fut un temps où je me faisais un sang d'encre pour lui, mais d'une part j'ai appris à lui faire confiance ainsi qu'à son équipe, et d'autre part, notre affectation actuelle est en un sens plus risquée dans les locaux qu'à l'extérieur.

Chassant cette idée de mon esprit en secouant la tête, je finis ma tasse de café pendant que John est déjà en train d'enfiler ses Rangers. Je l'imite rapidement, et un instant plus tard nous avons attrapé nos sacs et nos parkas, et sortons affronter les éléments du dehors.

Par chance, pas de blizzard aujourd'hui, juste un froid à peine mordant sous un ciel d'un bleu, certes délavé, mais indéniablement bleu. Le chemin jusqu'à la station de train ne sera pas un calvaire, au moins. Pour des raisons de sécurité, les locaux d'habitation ont été construits un peu à l'écart de la base en elle-même. Encore une fois, certains s'en plaignent, mais pas moi. J'apprécie ce court voyage quotidien à travers le désert polaire.

Après avoir passé le trajet côte à côte dans le train, sans échanger un mot, laissant la caféine lentement achever de nous réveiller tout à fait, John et moi descendons du wagon avec le reste des passagers. Nous nous séparons ensuite rapidement, avec un clin d'œil et un signe de la main, se dirigeant chacun vers un coin opposé du complexe.

La matinée se passe sans évènement notable. Le moment que je redoute le plus dans ma journée, et ce depuis que John et moi avons été affectés à cette base, est le déjeuner. Non, ça n'a rien à voir avec la nourriture ou même avec l'atmosphère déprimante de la cantine. Ce qui me dérange ce sont les Pteros, la meilleure unité de pilotes sur le site, l'équivalent de la mafia au sein de la base. À vrai dire, initialement, c'était eux qui étaient dérangés par John et moi, qui n'avions absolument rien contre eux, mais ils ont vite fait tourner la situation à leur avantage. Et, oui, je goûte tout à fait l'ironie de toujours subir une hiérarchie collégienne à 28 ans, croyez-moi.

Quand on parle du loup, on en voit la queue. Mandrak, le leader des Pteros, aussi bien officiellement qu'officieusement, fait irruption dans la grande salle bétonnée, efflanqué de deux de ses acolytes, dont j'ignore les noms. Gabriella, ma collègue et meilleure amie depuis mon transfert, est à mes côtés. Elle ne manque pas non plus de repérer l'arrivée de la brute et ses deux truands, et se rapproche insensiblement de moi, ne comptant pas m'abandonner, ce dont je la remercie mentalement, d'autant qu'ils n'ont absolument rien à lui reprocher, à elle.

— Alors, Ethan, ton mari n'est pas avec toi aujourd'hui ? me lance Mandrak, me bloquant le passage, appuyant exagérément mon prénom, comme si ça avait quelque valeur d'insulte que ce soit.

— Quoi, tu penses que trois contre un est vraiment plus déloyal que trois contre deux ? lui renvoie Gabriella, pendant que je serre les mâchoires, incapable de me défendre de quelque chose qui n'est pas un crime.

— Tu es une fille intelligente, toi. Comment est-ce que tu peux fréquenter des déchets pareils ?

— Ils n'ont pas choisi ce qu'ils sont. Pas plus que tu n'as choisi ce que tu es. Quand est-ce que tu vas enfin les laisser tranquille ?

— Il ne manquerait plus qu'ils aient choisi d'être des dégénérés, s'exclame le pilote.

— Ah, mince, j'ai raté la dernière nouvelle ? Les Pteros n'ont plus besoin d'avions pour voler ? Tu aurais dû me dire, Mandrak, j'aurais demandé moi-même à ce qu'Ethan soit envoyé ailleurs, où ils ont réellement besoin de ses services, la voix de John intervient alors dans mon dos, rapidement suivie de sa main sur mon épaule.

— Il y a d'autres ingénieurs sur la planète, c'est pas comme si en être un rattrapait quoi que ce soit, argumente l'un des subalterne de l'interpellé.

— Encore une fois, nous avions respectivement cinq et sept ans lorsque c'est arrivé. Qu'est-ce que vous voulez qu'on ait pu y faire ?

— Vous auriez pu vous mettre une balle, par honte et tout ça, suggère le second sous-fifre.

— Sauf que, sans Ethan, ce dont vous nous tenez pour responsables aurait déjà eu raison de vous.

Voilà vingt-trois ans que l'humanité a déclaré la guerre au reste de la galaxie. Et rares sont les non-humains qui arrivent à comprendre que cette décision n'a été prise que par une poignée d'individus au pouvoir, et non l'entièreté de notre population.

Comme vient de le sous-entendre John, j'ai participé à la mise au point d'une technologie qui a permis de commencer à reprendre le dessus sur notre espèce. Mais il faut croire que ça ne suffit pas à transcender l'image négative qui nous suit partout, simplement parce que nous sommes humains.

Avoir Gabriella debout à côte de moi, la luminescence de sa peau bleue dans ma vision périphérique, me donne espoir, mais les trois yeux assassins que Mandrak pointent sur John sapent mon optimisme.

Cela étant dit, ça pourrait toujours être pire ; au moins Mandrak a une raison de nous en vouloir, même s'il généralise hâtivement. Il paraît qu'il y a quelques siècles, on aurait pu être persécutés juste pour être homosexuels…

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