Troglodytes
J'ai entendu les histoires. à propos de mondes où la lumière est synonyme de sûreté, et la pénombre n'inspire au contraire qu'inquiétude. Des mondes où seulement ce qu'il y a de plus vicieux s'épanouit dans les ténèbres. Vampires, violeurs, démons, assassins, spectres, kidnappeurs, garous. Autant de monstres que le jour neutralise, ou bien auxquels le couvert de la nuit confère leur petit pouvoir.
Je vis dans un monde différent de ceux-là. Ici, la lumière, solaire ou non d'ailleurs, implique généralement la mort. Voire pire. Autre part, notre espèce a su dominer toutes les autres, les soumettre, les pousser à l'extinction, les phagocyter, ou les tenir à distance ; ici, nous sommes faibles, le dernier maillon de la chaîne alimentaire, la lie des êtres vivants, moins que rien. Nous ne prospérons qu'en nous terrant dans des souterrains si abyssaux qu'aucune autre créature n'ose jamais y pénétrer.
Je me souviens de la première fois que j'ai vu la lumière. Une terreur absolue m'avait alors étreinte. D'abord parce que je ne comprenais pas ce qui était en train de se passer. Ensuite parce que j'ai compris, et savais donc ce que ça signifiait pour moi. Je fais partie de ceux d'entre nous que des générations dans le noir n'ont pas fait naître entièrement aveugles. J'avais quatorze ans lorsque je l'ai appris. Je n'étais ni la plus jeune ni la plus âgée à qui c'est arrivé ce jour-là. Être testé n'est pas une question d'âge. On nous soumet à la lumière quand la majorité de la population nous estime prêts. Car ceux pour lesquels l'inné a eu raison de l'acquis, et qui ont donc développé un sens de la vue malgré avoir grandi dans le noir, ceux-là sont désignés d'office pour sortir des galeries, dans le but d'aller chercher ce qu'on ne rencontre qu'à la lumière et dont nous avons besoin pour survivre, nous qui ne trouvons pourtant par ailleurs notre salut que dans l'absence de toute luminosité quelle qu'elle soit.
Ma place dans la communauté consiste donc à partir en expédition à découvert. Moi et les autres comme moi sommes révérés autant que nous sommes craints ; revenir du dehors est crucial, mais ce n'est pas pour autant considéré comme naturel. À chaque départ, on nous salue comme si on n'allait jamais nous revoir. Ce n'est pas agréable, mais je comprends que ça évite de s'exposer à la déception, très peu d'entre nous parvenant à maîtriser le monde extérieur. Je ne saurais dire si je suis chanceuse de faire partie de cette minorité.
Nous n'avons pas de termes pour désigner les choses qu'on rencontre à l'extérieur mais qu'on ne rapporte pas. Et de toute façon, personne ne veut en entendre parler. Pas même ceux qui les ont également rencontrées. C'est tant mieux, parce que je préfère ne pas savoir comment on réagirait si on entendait dans ma voix que la surface ne me déplaît pas tant qu'elle le devrait peut-être. Je n'ai pas envie d'y vivre, ni d'y passer plus de temps que strictement nécessaire, non, mais même au-delà de nous apporter des éléments indispensables à notre survie, j'ai toujours le sentiment que la lumière est importante. Ne serait-ce, peut-être, que parce que sans elle nous n'aurions même pas conscience que nous vivons dans l'obscurité.
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